Liban : Activer CEDRE dans l’urgence


Publié dans le numéro 57 de la LettreM.

Alors que le Liban risque d’être happé par le conflit entre Téhéran et Washington, et que sa stabilité est menacée, les Libanais sont sceptiques sur les chances de concrétisation du processus CEDRE auquel ils s’accrochent comme une planche de salut. Lors de son dernier passage à Beyrouth les 4-5 septembre, l’émissaire français pour la coordination de la Conférence Economique pour le Développement, par les Réformes et avec les Entreprises, l’Ambassadeur Pierre Duquesne rapportait le scepticisme grandissant des donateurs aussi, et pressait le gouvernement Hariri à entreprendre « au plus vite » les réformes nécessaires « pour que le plan d’investissement fonctionne ».

Duquesne se montre intraitable sur la question des réformes structurelles exigées du gouvernement libanais comme condition pour espérer débloquer les investissements, et sur l’urgence de mettre en place des autorités de régulation indépendantes pour les secteurs clés (notamment l’électricitéles télécoms, l’aviation civile). Son regard sur la situation libanaise est cru, sans compromissions. A l’Elysée, on a tendance à être plus compréhensif, car on se veut pragmatique. Le Président Emmanuel Macron et son équipe arbitreront en faveur d’une action plus flexible, pour éviter une déstabilisation plus dangereuse du Liban à court terme. Ils l’adapteront par la suite en fonction d’une série de paramètres qui ne sont pas tous financiers et économiques. Les paramètres politiques et géopolitiques risquent de relativiser la rationalité de l’approche française. Cela n’aurait pas que des avantages.

Officiellement donc, CEDRE, est toujours à l’ordre du jour. Elle était au menu de la rencontre le 20 septembre à l’Elysée entre le Président Emmanuel Macron et le Premier ministre libanais Saad Hariri. CEDRE était d’ailleurs au cœur de la visite de Hariri à Paris les 20-21 Septembre, où il s’est entretenu avec le Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian et le Ministre de l’Economie et des Finances Bruno Le Maire. A Paris, le Premier ministre Hariri a également rencontré des dirigeants d’entreprises qui confirment leur intérêt pour le marché libanais et pour les projets programmés dans le cadre de CEDRE. Sur les nombreux projets d’infrastructures présentés dans CEDRE, certains (les quatre projets qui pourraient être lancés en priorité avant la fin de 2019, et parmi lesquels l’expansion de l’Aéroport International de Beyrouth) intéressent plus que d’autres les entreprises françaises comme Aéroports de Paris, General Electric France, Bouygues S.A., CMA CGM, Suez S.A.

En marge de l’Assemblée Générale de l’ONU à New York, Emmanuel Macron a abordé CEDRE une nouvelle fois, avec le Président libanais Michel Aoun qu’il a rencontré le 24 septembre.

Beyrouth et Paris ont besoin de rappeler constamment à toutes les parties concernées que CEDRE n’a pas été abandonnée, et que le processus est effectivement enclenché. C’est bien une indication sur le niveau de doute qui entoure désormais cette initiative française. Libanais et Français communiquent ensemble ou séparément, au Liban et en France, et auprès des parties associées au tour de table initial. Parviendront-ils à convaincre les intéressés ?  Le déblocage du Comité de pilotage, espéré au cours des prochaines semaines, devrait y contribuer. (ce comité aura la mission d’assurer le suivi du processus et de sélectionner les projets avant leur examen par le Parlement ; Hariri souhaiterait un comité restreint qui se limiterait à son cabinet, et à deux institutions qui tombent sous son autorité : le Conseil du Développement et de la Reconstruction et le Haut Comité de Secours, alors que la France souhaiterait un comité élargi associant, en plus de la France, le Royaume Uni, le Canada, la Jordanie, la Banque Européenne d’Investissement, le Fonds Monétaire International, le cabinet du PM libanais, le cabinet du vice-PM libanais, le Président du Conseil supérieur de la Privatisation, le CDR, et l’Inspection centrale).

Après les incidents survenus entre le Hezbollah et Israël à la veille de la venue de Duquesne à Beyrouth, le Liban a connu des tensions politiques à la veille de la visite de Hariri à Paris les 19-20 septembre, puis une exacerbation de la crise économique et sociale au lendemain de la rencontre Aoun-Macron à New York. Cette crise ne cesse de s’étendre. A la veille du départ du PM à Paris pour représenter le Liban aux obsèques de l’ancien Président Jacques Chirac, parrain avec Hariri père des conférences économiques au profit du Liban, Beyrouth était paralysée le 29 septembre par des manifestations orchestrées contre l’Exécutif actuel désigné comme seul responsable direct de l’effondrement redouté de l’économie. Une course contre la montre s’engage, que le gouvernement et la Présidence de la république espèrent gagner grâce à CEDRE justement, et grâce aussi au potentiel gazier offshore.

Si les retombées du gaz, encore hypothétiques aujourd’hui, doivent être prises en compte dans une optique de moyen et de long terme, celles attendues des premiers investissements de CEDRE sont espérées dans l’année. CEDRE est devenue la planche de salut du gouvernement du PM Hariri allié, de facto, du camp présidentiel. CEDRE devient un enjeu politique et géopolitique par excellence. En empêchant un effondrement brutal de l’économie qui se traduirait par un chaos politique généralisé dont profiterait le camp adverse du camp Hariri, ce processus est perçu comme une des dernières forteresses protégeant le gouvernement actuel et les intérêts au Liban de ses alliés et partenaires régionaux et internationaux. Cette carte politique et géopolitique se retrouve aux mains du Président Macron.

La France, qui est associée dans ce processus à plusieurs partenaires arabes et internationaux, se retrouve de facto sur une ligne de démarcation entre son allié pro-saoudien et pro-occidental Saad Hariri, et le Hezbollah, l’allié de l’Iran et son bras armé et politique au Liban.

Le Hezbollah, dont l’influence ne cesse de croître à travers le pays, et qui est présent au sein du gouvernement Hariri et du Parlement, est mis en quarantaine par les Etats-Unis qui, en tentant d’asphyxier le parti pro-iranien, font subir au secteur bancaire et à l’économie du Liban des pressions intenables. Ses alliés, y compris le mouvement chiite Amal (présidé par le Président du Parlement Nabih Berri), et le Courant Patriotique Libre (présidé par le Ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil, gendre du Président Michel Aoun), ne sont pas à l’abri de mesures américaines similaires, au risque que cela n’achève de déstabiliser le Liban. Rajouté à la crise économique et financière actuelle, tout cela pourrait bien finir par sortir du pouvoir Saad Hariri, et offrir au Hezbollah une nouvelle occasion pour consolider son emprise sur le pays.

Dans sa stratégie de pouvoir, le Hezbollah vise aussi bien le militaire (il dispose d’une armée parallèle encadrée par les Pasdarans et grâce à laquelle il rayonne en plus sur le plan régional), que le politique (avec ses alliés, il peut prétendre à une position dominante sur la scène politique nationale). L’effondrement du système économique, à commencer par le secteur bancaire contrôlé principalement par les communautés sunnite et chrétienne, et la remise en question d’une série d’avantages monopolisés par les milieux d’affaires de ces mêmes communautés, pourraient être tentant pour le Hezbollah qui est visé par les sanctions américaines et dont les bases subissent en même temps les conséquences des sanctions américaines contre son sponsor régional l’Iran. Plus tentant aussi serait la participation de facto à CEDRE, à travers sa présence au cœur du pouvoir, en vue d’en tirer le meilleur parti. Pour le Hezbollah, CEDRE pourrait offrir une alternative financière et économique aux contraintes subies actuellement, ne serait-ce qu’à travers les institutions publiques bénéficiaires. Pour Saad Hariri, CEDRE est une double opportunité : politique, puisqu’elle est supposée aider son gouvernement à surmonter les obstacles qui le menacent, et économique, puisqu’elle doit offrir des opportunités d’affaires à son entourage, directement ou à travers les institutions publiques aussi. Pour les autres acteurs politiques, comme pour le CPL dont le Président est candidat à la succession de Michel Aoun à la tête de l’Etat, CEDRE est tout cela à la fois.

Pour la France, l’équation se compliquera immanquablement. Concilier entre les exigences de rigueur qu’impose le suivi du processus, et les inévitables concessions qui devraient être faites pour répondre aux contraintes politiques actuelles. Pour la France, qui se plaît à revendiquer une posture singulière dans le conflit entre le camp irano-hezbollahi et le camp saoudo-américain, il s’agit aussi de convaincre les intéressés de l’utilité, voire de l’urgence même, de préserver CEDRE en vue de préserver les fragiles équilibres interlibanais, en attendant que sonne éventuellement l’heure des grands arrangements.

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