CEDRE: Beyrouth tergiverse, Paris s’impatiente


Publié dans le numéro 45 de la LettreM.

Le Président français Emmanuel Macron n’a pas annoncé une nouvelle date pour sa visite au Liban. Son Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian pourrait s’y rendre au cours des prochaines semaines. Coordonnée par Paris, la Conférence économique pour le développement, par les réformes et les entreprises (CEDRE), une des trois initiatives destinées à répondre aux urgences de la situation au Liban avec la conférence de Rome-2 et de Bruxelles-3, est au cœur des enjeux franco-libanais. Malgré l’urgence, CEDRE ne ferait pas l’unanimité au sein de la classe politique libanaise. Dans sa forme actuelle en tout cas. Le contexte régional, particulièrement versatile, risque aussi de fragiliser cette nouvelle initiative française en faveur de la stabilité du Liban.

La conférence CEDRE ne risque-t-elle pas de devenir l’otage d’enjeux politiques internes au Liban, en plus d’être parfois perçue comme un outil économique et financier à forte teneur géopolitique ?

 « Le contexte géopolitique refroidit les bailleurs de fonds arabes traditionnels, démotive les soutiens internationaux, éloigne les investisseurs privés » redoutait MESP lors de la tenue de CEDRE à Paris. Sur le plan interne, la LettreM numéro 19 et datée du 12 février 2018 constatait que « les plus réfractaires (…) appréhendent d’ores et déjà les inévitables recommandations de réformer l’Etat et sa gouvernance ». Seulement, « sur ce point, la France ne peut fléchir, au risque d’enfoncer le Liban dans ses déficits et ses défaillances ». Pourtant…

A Beyrouth, l’Ambassadeur Pierre Duquesne, qui coordonne CEDRE, a relevé une série d’obstacles qui entravent le lancement effectif du programme d’aide économique au Liban. Il a constaté que pour une partie de la classe politique libanaise, CEDRE s’annonce contraignante par les réformes qu’elle exige et qui s’avèrent lourdes à assumer, et politiquement biaisée pour ce qu’une telle initiative induit comme enjeux géopolitiques. Le nouveau gouvernement libanais, présidé par Saad Hariri, doit encore convaincre de sa volonté et de sa capacité à mener les réformes exigées par la France et les donateurs de CEDRE. Le Liban doit convaincre la France et les donateurs malgré les réserves émises par une partie de la classe politique représentée au sein du gouvernement et du Parlement. Les Libanais doivent surtout convaincre que CEDRE n’est pas et ne sera pas l’otage de leurs propres divisions.

Il a fallu plus de huit mois pour qu’un nouveau gouvernement soit constitué, et quelques jours seulement pour que la trêve politique s’effondre. CEDRE a besoin d’être portée par une unanimité nationale, et par un contexte régional favorable. Le Président Macron, devancé à Beyrouth par son prédécesseur François Hollande venu dispenser des « leçons de pouvoir » aux Libanais et parler CEDRE avec le Président Michel Aoun (7 Mars), devrait attendre encore avant d’être convaincu par la capacité du gouvernement Hariri à pleinement assumer les contraintes liées au programme de soutien à l’économie libanaise. Jouer la montre est aujourd’hui particulièrement risqué et pour le Liban dont l’économie menace de s’effondrer, et pour la France dont l’influence au Levant continue de s’effriter.

Au Liban, la France maintient le contact avec l’ensemble des parties. Elle dénonce la décision du Royaume-Uni de classer le Hezbollah comme organisation terroriste, dans ses deux ailes militaire et politique, émet des réserves sur les résolutions de la conférence de Varsovie dédiée à l’Iran, et décide de nommer un nouvel Ambassadeur à Téhéran après près de six mois de vacances à ce poste. La France se concerte naturellement sur le dossier libanais avec ses partenaires arabes, Riyad, Abou Dhabi et Le Caire notamment, des partenaires qui restent attentifs surtout aux propositions américaines et russes lorsqu’il s’agit du Levant. Elle coordonne son action libanaise avec le Groupe international de soutien au Liban. Elle observe, non sans inquiétude, l’offensive diplomatique menée par la Russie à Beyrouth, et celle menée par la Syrie.

La fragilisation du Liban, dans ce contexte régional tendu et alors que s’intensifient les rivalités entre Moscou et Washington, pourrait finir par bouleverser les priorités françaises et par rendre négociables les conditions posées pour l’implémentation de CEDRE.

La guerre économique s’intensifie au Liban, et elle se radicalise. Elle est la continuation de la guerre sous une forme nouvelle. La lutte contre la corruption, dernière trouvaille de la classe politique libanaise, en fait partie et vise, ultimement, à poursuivre la recomposition du pouvoir politique et économique. Le sauvetage de l’économie libanaise, telle que programmée par CEDRE, n’est pas forcément désiré par toutes les parties engagées dans cette nouvelle campagne anti-corruption menée sur fond de règlements de comptes politiques internes et de sanctions américaines contre le Hezbollah.

Plus le temps passe, plus le gouvernement libanais aurait du mal à retrouver l’unanimité politique autour de CEDRE. Plus le temps passe, plus le gouvernement français aurait du mal à réunir son tour de table des donateurs. Plus le temps passe, plus CEDRE ressemblerait à Paris I, II et III, au risque de devenir un… Paris IV.

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Le Liban est tiraillé entre deux axes régionaux : l’axe syro-iranien qui part de Beyrouth à Téhéran via Damas, et l’axe saoudo-arabe qui réunit Riyad, Abou Dhabi et Le Caire principalement. Il est également tiraillé entre deux puissances internationales : la Russie, dont le Président Vladimir Poutine accueille le 25 Mars le Président Michel Aoun au Kremlin, et les Etats-Unis, qui dépêchent leur Secrétaire d’Etat Mike Pompeo à Baabda quelques jours avant le départ d’Aoun à Moscou. Les alliés libanais de Téhéran jouent le jeu de Moscou, malgré les divergences avec les Russes sur des questions stratégiques, avec pour but de contrer l’influence américaine et occidentale au Liban. Ils soutiennent l’établissement d’une coopération militaire élargie avec Moscou, en plus d’une implication économique plus grande des entreprises russes dans les secteurs stratégiques parmi lesquels l’énergie. Les alliés libanais de Riyad soutiennent la politique américaine pour laquelle l’Armée libanaise reste une ligne rouge, malgré leurs doutes parfois, et maintiennent le contact avec Moscou, avec l’espoir de ne pas permettre le basculement total du Liban dans le camp irano-syrien. Dans ce jeu, la France cherche ses repères.

CEDRE, destinée à soutenir l’économie libanaise, et la conférence de Rome-2, destinée à soutenir la sécurité, font partie des outils dont dispose la France pour agir efficacement au Liban. La diplomatie culturelle est l’autre dimension qui pourrait permettre à la France de se maintenir face à l’offensive russe, iranienne et syrienne, et face à la concurrence de ses propres partenaires. Mais CEDRE est tout sauf assurée de réussir dans sa forme actuelle.

En effet, couplée de Rome-2 et de Bruxelles-3 qui est dédiée au dossier des réfugiés syriens et palestiniens dont le maintien au Liban se perpétue, CEDRE subit déjà de sérieux blocages internes qui n’ont pas tardé à émerger, attisés par les rivalités géopolitiques régionales et internationales. Les réformes prennent du retard, même si certaines d’entre elles s’imposent aujourd’hui aux Libanais. Le contexte régional accentue la pression sur le Liban, ce qui rend le soutien de la France et de la communauté internationale plus nécessaire encore. Mais, dans sa forme actuelle, trop contraignante politiquement, CEDRE semble trop ambitieuse. Les Français sauront-ils l’aménager pour la protéger des contraintes libanaises ? Pour cela, ils devraient opter pour un programme, tout aussi ambitieux économiquement peut-être, mais très certainement bien plus réaliste et flexible sur le plan politique.

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