C’est dans l’urgence que le roi Abdullah II et son prince héritier al-Hussein se sont rendus le 8 mars en Arabie saoudite pour manifester leur solidarité avec le royaume face aux attaques commanditées par l’Iran. Alors que les amis des Al Saoud affichaient leur solidarité avec l’Arabie saoudite, face aux attaques de drones et de missiles, et avec le prince héritier Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz, à la suite de la divulgation par l’administration Biden du rapport des services américains sur le meurtre de Khashoggi, Abdullah II et al-Husseïn en profitaient pour reprendre le chemin de Riyad avec l’espoir d’en obtenir des aides économiques et financières urgentes. Pour le souverain hachémite, le mécontentement populaire grandissant rappelle les manifestations et émeutes, devenues cycliques, que le royaume a connues à partir de 2011, et dont l’étincelle était toujours d’ordre économique et social. La menace de contagion du « printemps arabe », les actions subversives des Frères Musulmans, la pression de la guerre en Syrie et de l’émergence de Daech, et d’autres facteurs externes et internes, alimentaient et attisaient ces mouvements contestataires qui prenaient parfois des tournures politiques.
Dans de telles situations, le modus operandi de la famille royale est toujours le même : l’identification de fusibles (qui ne manquent pas) et d’ennemis (qui ne manquent pas non plus), et la recherche d’aides (qui manquent souvent). Des têtes sautent, des gouvernements sont démissionnés, des combats, rassembleurs, sont menés, et les partenaires internationaux et arabes sont sollicités. Cette fois, Abdullah II redoutait un effet boule de neige qui deviendrait rapidement incontrôlable, la crise économique et sociale s’aggravant dramatiquement, la crise sanitaire devenant ingérable, la crise des réfugiés syriens devenant intenable. Une série de facteurs politiques et géopolitiques accentuaient la tension sur la Jordanie : les tensions arabo-iraniennes, en attendant d’éventuels arrangements entre Téhéran et Washington, l’activisme agressif des Frères Musulmans, attisé par les tensions arabo-turques, l’instabilité qu’entretient la réémergence de Daech au Levant, avec un risque de contagion évident pour la Jordanie devenue une base arrière des opérations contre l’organisation, et l’émergence d’un axe israélo-arabe avec les Accords d’Abraham, avec ce que cela induit comme tensions supplémentaires pour Amman dans la gestion de son dossier palestinien.
A l’annonce d’un « complot complexe et d’envergure » mis en échec par les services jordaniens le 03 avril, la solidarité monarchique a aussitôt fonctionné. Le roi Mohammad VI du Maroc était le premier à s’entretenir au téléphone avec le roi Abdullah II, suivi par le roi Salman Ben Abdulaziz d’Arabie saoudite et par son prince héritier Mohammad Ben Salman. MBS s’est également entretenu avec le prince héritier al-Hussein Ben Abdullah II, un geste très certainement apprécié à la cour jordanienne (où d’aucuns soupçonnent MBS d’avoir un rôle dans ces évènements). Le prince héritier d’Abou Dhabi cheikh Mohammad Ben Zayed Al Nahyan, le roi de Bahreïn Hamad Ben Issa Al Khalifa et l’émir du Qatar Tamim Ben Hamad Al Thani, se sont entretenu au téléphone à leur tour avec Abdullah II, alors que le Koweït, Oman et le SG du Conseil de Coopération du Golfe publiaient des communiqués exprimant leur solidarité avec le roi de Jordanie. Le cercle des pays solidaires avec Abdullah II s’est vite élargi, dans le monde arabe avec l’entretien téléphonique entre le roi et le président égyptien Abdel-Fattah al-Sissi, et des manifestations de soutien exprimés par l’Irak, le Liban, l’Autorité palestinienne, le Yémen, la Ligue arabe, et par plusieurs autres gouvernements arabes. Au-delà de ces deux premiers cercles naturels, les Etats-Unis, l’UE, la Grande-Bretagne, Israël (communiqué du ministre de la défense Benny Gantz) et la Turquie (entretien téléphonique le 5 avril entre le président Erdogan et Abdullah II) et plusieurs autres partenaires internationaux ont saisi l’occasion pour exprimer ou renouveler leur soutien à la Jordanie.
L’administration Biden maintient ses programmes d’aides économiques et militaires à la Jordanie avec laquelle elle vient de signer un accord de coopération militaire (entré en vigueur le 17 mars) que les autorités jordaniennes ont dû défendre auprès de leurs populations qui les soupçonnaient de céder une partie de la souveraineté nationale aux Etats-Unis. L’UE affirme pour sa part la poursuite de ses aides « à la Jordanie et à son peuple », en réaffirmant « son soutien total au roi Abdullah II et à son rôle modérateur dans la région ». Quid des monarchies arabes du Golfe, l’Arabie saoudite et les EAU dont la Jordanie se rapproche à nouveau, du Koweït et du Qatar dont les relations avec le royaume évoluent en dents de scie ?
Devant ce qui est perçu comme un véritable risque de déstabilisation de la Jordanie, la solidarité monarchique jouera pleinement en faveur de l’octroi de nouvelles aides économiques et financières urgentes à Amman. La coopération sécuritaire entre la Jordanie et l’axe saoudo-émirato-égyptien pourrait également s’élargir au cours de la prochaine phase. La présence de forces étrangères amies dans le royaume, dont des forces françaises engagées dans la guerre contre Daesh, des forces spéciales britanniques et des unités américaines dont la présence vient d’être encadrée juridiquement avec le nouvel accord de coopération signé entre Amman et Washington, devrait suffire pour assurer une protection stratégique du royaume, et limiter la coopération militaire entre la Jordanie et les pays arabes (CCG + 1) à des programmes ponctuels. Pour le roi, la priorité est économique et sociale. Les menaces mises en avant semblent, lorsqu’elles sont réelles, gérables. Elles le sont par les moyens propres du régime qui ne se privera pas, à la faveur de ces évènements, de renforcer sa mainmise sécuritaire sur le pays. Le parapluie américain, européen et israélien garantirait la souveraineté du royaume, et contribuerait, éventuellement, à contenir de possibles risques terroristes d’envergure (l’objet du nouvel accord signé avec Washington). Pour le roi Abdullah II, l’enjeu sous-jacent reste, avant tout, la stabilité de son trône et la consolidation de l’autorité de son prince héritier.
Abdullah est arrivé lui-même au pouvoir par une opération « complexe », exécutée en trois temps : en 1999, il arrachait à son père agonisant (trois semaines avant sa mort), le roi Hussein Ben Talal, la décision d’écarter son (fidèle) prince héritier (son frère) Hassan Ben Talal (nommé prince héritier en 1965) pour le désigner à lui, son fils aîné, comme son successeur ; par cet arrangement, Abdullah II s’engageait à nommer comme son prince héritier le prince Hamza, son demi-frère et fils de la reine Nour, chose qu’il a faite, avant de l’écarter du système en 2004 afin d’ouvrir la voie à son propre fils al-Hussein (alors âgé de seulement dix ans) dont il a attendu jusqu’en 2009 pour officialiser sa désignation comme son prince héritier. Ce qu’il redoute surtout aujourd’hui, ce ne serait pas seulement des protestations populaires contre la détérioration de la situation économique, sociale et sanitaire, ni des pressions sécuritaires : ces deux paramètres restent gérables par le système, avec l’aide de ses partenaires arabes et internationaux. Ce qui ne le serait pas, c’est l’affaiblissement progressif du clan Abdullah II, du roi lui-même, de son prince héritier al-Hussein et de la reine Rania. Cela serait d’autant plus inquiétant qu’une relève serait assurée, en cas d’instabilité grave, en la personne du prince Hamza, 41 ans, qui a hérité du charisme de son père, et qui peut se vanter de soutiens solides parmi les tribus (son épouse est elle-même issue d’une tribu importante, contrairement à la reine Rania, immigrée palestinienne du Koweït) et au sein de l’Armée (où il a effectué une vraie carrière).
S’il y a un « complot complexe et d’envergure », ce serait bien celui imaginé par Abdullah II pour récupérer à son avantage et à l’avantage de son fils al-Hussein (26 ans), et les mouvements de contestations populaires, et la purge menée dans les milieux dirigeants sur fond de lutte contre la corruption (qui lui permet de livrer au peuple un intime du palais, Bassam Awadallah, ancien ministre des finances, ancien chef du diwan royal, et ancien émissaire du roi auprès de la cour des Al Saoud, reconverti dans le conseil et les affaires), et les menaces supposées d’actes de déstabilisation qui inquièteraient particulièrement les monarchies arabes, Israël, et les partenaires internationaux du royaume… Se débarrasser, une fois pour toute, d’un rival potentiel à al-Hussein, semble être une des motivations de ces intrigues de palais. La solidarité monarchique, le soutien régional et international, pragmatique, font le reste.
Prudent, Abdullah II refuse d’humilier son demi-frère, afin de préserver la dignité et l’image de la famille royale : al-Mamlaka TV affirmait dès le 03 avril que le prince Hamza ne fait pas partie des « détenus », le vice-Premier ministre, ministre des affaires étrangères Ayman al-Safadi affirmait le 04 avril que, contrairement à la quinzaine d’autres personnes arrêtées, Hamza ne sera pas déféré devant la Cour de sûreté de l’Etat. Eviter de transformer Hamza en victime, pour éviter de le rendre encore plus populaire, motiverait cette attitude du roi à son égard, maintenant qu’il est pratiquement neutralisé.
Sauf que Hamza, aujourd’hui assigné à résidence, n’entend pas s’en arrêter là, et affirme qu’il « ne suivra pas les ordres » du CEM des forces armées venu lui dicter sa conduite… Il invitait ainsi les princes séniors à intervenir, en refusant de conclure des arrangements avec les médiateurs aussi importants soient-ils. Le 05 avril, on apprenait que le prince Hassan Ben Talal est intervenu auprès du prince Hamza et que ce dernier a accepté la procédure proposée par son oncle, comme l’affirmait une communication du diwan royal. Un compromis au sein de la famille, que le prince Hassan aurait facilité entre Abdullah II et Hamza, lui qui a connu le même sort et qui a choisi le compromis dans l’intérêt de l’unité familiale ? Simple trêve ou règlement durable de la crise interne ? Tout cela ressemble à un scénario « complexe et d’envergure », mais un peu bâclé semble-t-il…