Conseil de Coopération du Golfe: Les cercles du pouvoir


L’évolution des mécanismes de décision au sein de chacun des six Etats membres du Conseil de Coopération des Etats Arabes du Golfe est la résultante d’une série de paramètres, internes et externes, qui affectent le rapport des forces entre les clans, les individus, les tribus, les institutions. Ces paramètres façonnent le pouvoir dans ces pays et affectent son rapport à la société, aux communautés, aux institutions, aux partenaires régionaux et internationaux. L’inertie apparente du pouvoir en place dans ces pays, qu’expliquent des modèles de gouvernance archaïques, offre un contraste face aux évolutions observées au niveau politique, économique, sociétal, culturel, ou aussi géopolitique. Derrière ces évolutions, dont l’ampleur et le rythme diffèrent d’un Etat à l’autre, il y a des hommes, et parfois des femmes, des tribus, des clans, des institutions, des réseaux d’affaires. Il y a aussi des intérêts, des rivalités, des divergences, des conflits. Il y a surtout des rapports de forces permanents et en constante évolution.  

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En 2020, le sultanat d’Oman a perdu Qabous Ben Saïd Al Saïd, 80 ans, après 50 ans de règne. Haytham Ben Tareq Al Saïd a succédé au sultan Qabous, comme le stipule le mode de succession établi par son défunt cousin qui a façonné le sultanat à son image, et avec la bénédiction de la famille régnante. Aussitôt installé, le nouveau sultan a nommé, pour la première fois, un prince héritier Sayyid Theyazin Ben Haytham Ben Tareq Al Saïd. Le sultan Haytham choisit donc de désigner son fils comme son successeur, au nom de la stabilité du régime. Le mode de succession, plus archaïque encore et plus opaque, qui l’a porté au pouvoir, est mort. La cour se reconstitue à la lumière de cette nouvelle double donne : l’arrivée d’un nouveau sultan et la désignation de son successeur, de son vivant. Le nouveau sultan a un double background : diplomatique et économique. Il pense pouvoir bénéficier également du background militaire de son demi-frère Assad Ben Tareq et son frère Chehab Ben Tareq qu’il a besoin de rassurer sur la protection de leurs intérêts et de leur influence au sein de la famille et du système. Le sultan d’Oman Haytham Ben Tareq accorde la priorité à la consolidation de son pouvoir sur le plan interne. Son autorité au sein de la famille n’est pas contestée. Pas de manière visible encore pour le moment, même si sa désignation comme sultan aurait pu surprendre d’autres candidats dont ses propres frères. Cela devrait lui permettre de se concentrer surtout sur sa politique économique et sociale, pour réussir son examen de passage devant ses sujets. La stabilité de son régime dépend de l’unité de la famille, aujourd’hui assurée en dépit de certains mécontentements que le sultan espère passagers, comme elle dépend aussi de l’adhésion des tribus, des régions, des familles marchandes. Cette adhésion des élites marchandes, des bases tribales et des régions dépend de la capacité du palais à répondre à leurs besoins fondamentaux. Or les ressources dont dispose le nouveau sultan sont limitées. Solliciter l’aide financière et économique de ses riches voisins du Conseil de Coopération du Golfe ne serait pas sans risques pour son régime. La priorité absolue est aujourd’hui de réussir les réformes économiques et financières engagées. Le sultan s’y attelle, tout en multipliant les remaniements aux postes-clés, modifiant au passage le mode de gouvernance, et restructurant les bras financiers du sultanat (il a par exemple établi la Oman Investment Authority qui remplacera les fonds souverains omanais, et qui pourra posséder et gérer les avoirs publics à l’exception de la Petroleum Development Oman Company et des intérêts du gouvernement omanais dans les institutions à l’international). Le prince héritier, 31 ans, prend ses repères, tout en restant dans l’ombre de son père, 65 ans.

Durant cette même année, le Koweït a perdu cheikh Sabah al-Ahmad al-Jaber Al Sabah, 91 ans, arrivé au pouvoir en 2006 à la suite d’un coup de palais blanc devenu nécessaire après le décès de l’émir Jaber al-Ahmad Al Sabah (80 ans) et l’arrivée contestée pour cause de maladie (Alzheimer) de son prince héritier cheikh Saad al-Abdullah al-Salim Al Sabah (76 ans et qui est décédé deux ans plus tard). Son successeur désigné est son demi-frère le prince héritier cheikh Nawwaf al-Ahmad Al Sabah (83 ans). Nawwaf, qui a été désigné prince héritier en 2006, a notamment été ministre de la défense lors de l’invasion irakienne. Il est connu pour être discret, modeste et efficace en politique. Le prince héritier devient donc émir : il a été proclamé émir le 29/09 par le Conseil des ministres. Il a été intronisé en tant que nouvel émir le 30/09 et prêté serment devant le Parlement. L’émir descend du cheikh Moubarak Ben Sabah Al Sabah comme le prévoit le mode de succession ainsi établi depuis l’accession au pouvoir de « Moubarak al-Kabir » à l’issue de l’assassinat de son demi-frère cheikh Mohammad Al Sabah en 1896. Comme prévu aussi, le nouvel émir, 83 ans et qui vient d’effectuer son premier séjour médical aux Etats-Unis en mars 2021, a nommé, dans le délai d’un an dont il dispose après son arrivée au pouvoir, son prince héritier cheikh Mishaal al-Ahmad al-Jaber Al Sabah âgé quant à lui de 80 ans. Au Koweït, où le Parlement joue un rôle dans la désignation du prince héritier et du Premier ministre, le vieillissement de la classe dirigeante devient un frein au développement de l’émirat et à sa stabilité même. Pourtant, le Koweït peut prétendre être une démocratie parlementaire. L’Opposition au pouvoir fait preuve de dynamisme, et maintient la pression sur le gouvernement. Au sein de la famille aussi peuvent émerger des voix discordantes, par rapport au discours du palais. Tout cela rend le Koweït singulier dans son contexte immédiat, au sein du CCEGA. Cette singularité se décline sur l’ensemble du système, et sur le mécanisme de prise de décision de l’émirat.

Aux Emirats Arabes Unis, cheikh Khalifa Ben Zayed Al Nahyan, 72 ans, est chef de l’Etat, commandant des Forces armées et émir d’Abou Dhabi depuis la mort de son père l’émir fondateur (dont il était le prince héritier) cheikh Zayed Ben Sultan Al Nahyan en 2004, et en dépit de sa santé fragile. Le deuxième personnage de la fédération est le vice-président et Premier ministre, l’émir de Dubaï cheikh Mohammad Ben Rached Al Maktoum (71 ans), comme le stipule le partage des rôles au sein du conseil suprême de la fédération. L’homme fort des EAU est le prince héritier d’Abou Dhabi, vice-commandant des Forces armées cheikh Mohammad Ben Zayed Al Nahyan (60 ans). MBZ consolide son pouvoir à Abou Dhabi et au sein des EAU, en partant de deux plateformes : le clan « Fatima » et l’Armée. Progressivement, il étend son emprise sur la politique étrangère des EAU et sur certains créneaux économiques porteurs. Alors qu’il patiente en attendant de succéder officiellement à son demi-frère Khalifa, il prépare ses fils au pouvoir (dont cheikh Khaled Ben Mohammad Ben Zayed Al Nahyan, nommé à la tête de la Sûreté de l’Etat et qui vient de faire son entrée au Conseil suprême des affaires financières et économiques que préside cheikh Khalifa et où siègent MBZ et quatre de ses frères : Hazzaa, Tahnoun, Mansour et Hamad), non sans provoquer les plus ambitieux parmi ses frères, dont cheikh Abdullah Ben Zayed Al Nahyan, le ministre des affaires étrangères qui se voit déjà prince héritier de MBZ, et cheikh Tahnoun Ben Zayed Al Nahyan, le Conseiller pour la sécurité nationale (cheikh Tahnoun, qui se retrouve au cœurs des enjeux sécuritaires et géopolitiques, voit sa visibilité régionale et internationale croître ; ce proche allié de son frère MBZ pense désormais à édifier son propre clan : dans ce cadre, il vient de marier sa fille cheikha Fatima Bint Tahnoun à cheikh Mohammad Ben Sultan Ben Khalifa Ben Zayed Al Nahyan, petit-fils du président des EAU et émir d’Abou Dhabi). A ce stade, MBZ reste l’homme fort du clan « Fatima », des Al Nahyan, d’Abou Dhabi, des EAU. Son rayonnement régional et international a fait de lui le principal interlocuteur des Etats-Unis sous Trump et l’homme fort du CCG, avec tout ce que cela lui procure comme prestige interne. Qu’en sera-t-il sous Biden ? Comment cette nouvelle donne risquerait-elle d’affecter le rapport des forces internes, et donc les mécanismes du pouvoir ?

En Arabie saoudite, le roi Salman Ben Abdulaziz, 85 ans, reste aux commandes du royaume malgré son âge avancé et sa santé fragile. Son fils Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz, 35 ans, devenu prince héritier en 2017 après l’éviction de son cousin le prince héritier Mohammad Ben Nayef Ben Abdulaziz (et marginalisé son oncle le prince Ahmad Ben Abdulaziz, seul frère « Sudaïri » du roi encore en vie), occupe le poste de vice-Premier ministre, et celui de ministre de la défense, et il concentre entre ses mains de nombreux pouvoirs dans les secteurs économiques, énergétiques, sécuritaires et diplomatiques. Celui qui semblait défavorisé parmi ses propres frères et cousins, s’avère un grand manipulateur et un excellent tacticien. En s’imposant finalement à la famille, il s’est imposé sur le plan national. L’architecte de « Vision 2030 » enchaîne les réformes sociales et économiques, se pose en bâtisseur, n’hésite pas à mener des purges parmi les cercles les plus influents. Mais, sur le plan externe, MBS ne rassure guère ses partenaires. Il inquiète, au contraire. Sa réflexion stratégique est défaillante, et il est impulsif. Il manque d’ouverture sur le monde et donc d’expérience internationale. Celui qui se voit déjà roi, construit son équipe proche. Il pense déjà à son futur prince héritier, poste pour lequel est pressenti son frère le prince Khaled Ben Salman Ben Abdulaziz (33 ans), ancien ambassadeur à Washington et qui est aujourd’hui vice-ministre de la défense et en charge du dossier sensible du Yémen. Cette équipe qui va accompagner MBS lors de son accession au trône, se construit selon un double critère : celui du maillage familial et celui des compétences techniques. Cela se fait tout en maintenant une très forte concentration des pouvoirs aux mains de MBS. Comment évoluerait la posture interne, et régionale aussi, de MBS, en cas d’un plus grand éloignement de Washington ?

Au Qatar, l’émir Tamim Ben Hamad Al Thani, 40 ans, est au pouvoir depuis le départ de son père l’émir Hamad Ben Khalifa Al Thani (arrivé au pouvoir en 1995 à la faveur d’un coup d’Etat) et de son équipe (son épouse et mère de TBH, cheikha Mawza Bint Nasser Al Masnad, et le Premier ministre, ministre des affaires étrangères en 2013 cheikh Hamad Ben Jassem Ben Jabr Al Thani). Il est secondé par son demi-frère le vice-émir cheikh Abdullah Ben Hamad Al Thani (33 ans, fils de HBK et de cheikha Noora Bint Khaled Al Thani). Cheikh Abdullah devient aujourd’hui, de facto, le prince héritier de TBH, en attendant en fait que l’émir ne désigne officiellement un prince héritier parmi ses propres fils. L’émir TBH compte dans l’exercice de son pouvoir sur une équipe soudée de conseillers, de ministres et d’exécutifs, compétents et qualifiés pour leurs postes, comme le Premier ministre, le ministre de l’intérieur cheikh Khaled Ben Khalifa Ben Abdulaziz Al Thani (53 ans, PM depuis un peu plus d’un an), le vice-Premier ministre, ministre des affaires étrangères cheikh Mohammad Ben Abdelrahman Al Thani (40 ans, MAE depuis 2016), le vice-Premier ministre, ministre de la défense Khaled Ben Mohammad Al Attiyah (53 ans, à ce poste depuis 2016, après avoir été MAE de 2013 à 2016). Comme MBZ aux EAU, MBS en Arabie saoudite, TBH a autour de lui une équipe de technocrates, issus ou non de la famille régnante, sur laquelle repose l’implémentation de ses stratégies d’investissement (notamment des Fonds souverains).

Bahreïn, le roi Hamad Ben Issa Al Khalifa, 70 ans, est en poste depuis le décès de son père cheikh Issa Ben Salman Al Khalifa en 2002. Son fils le prince héritier cheikh Salman Ben Issa Al Khalifa (51 ans), également vice-commandant des Forces armées, est devenu Premier ministre au décès de cheikh Khalifa Ben Salman Al Khalifa (oncle du roi, en poste depuis 1970) en novembre 2020. Cheikh Salman, qui s’est aussitôt débarrassé de l’équipe de son prédécesseur au poste de PM, poursuit son ascension vers le pouvoir, même si son père le roi tend à ne pas exclure du système d’autres de ses fils qu’il prépare à leur tour pour seconder leur frère dans sa mission. Le roi met en avant son autre fils cheikh Nasser Ben Hamad Al Khalifa, qu’il a nommé en octobre 2019 au poste de Conseiller pour la Sécurité nationale, et affiche sa proximité avec lui. A 32 ans, Nasser, qui était déjà commandant de la Garde royale (en plus d’être président du Comité olympique), « supervisera les politiques et stratégies de sécurité nationale du royaume » selon l’ordre royal qui confirme sa nomination comme CSN. Pour ce montage, HBI semble s’inspirer du modèle établi à Abou Dhabi par cheikh Zayed Ben Sultan Al Nahyan.

Dans le cadre de son programme de veille axé sur les cercles du pouvoir dans les six Etats membres du CCEAG, MESP (i) établit la cartographie des équipes dirigeantes dans chacun de ces six Etats, (ii) identifie les paramètres, internes ou externes, qui sous-tendent la composition de ces équipes et le choix de leurs membres, (iii) anticipe l’évolution du rapport des forces au sein de ces équipes, (iv) suit l’évolution du mécanisme de prise de décision dans les divers secteurs : politique, diplomatique, économique, financier, militaire, sécuritaire, social, culturel, religieux, (v) identifie les liens politiques, économiques, personnels, entre les dirigeants de ces pays. 

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