A la veille du retour à Beyrouth du Président français Emmanuel Macron (31 août – 1er Septembre) pour célébrer le centenaire de la proclamation du Grand Liban, et alors que le Président de la république Michel Aoun parle d’un « changement de régime » et que le SG du Hezbollah Hassan Nasrallah annonce son soutien à l’initiative de la France en faveur d’un « nouveau contrat politique », les anciens Premiers ministres se sont réunis pour annoncer leur soutien à un candidat, pratiquement inconnu : Moustapha Adib, l’homme de Najib Mikati, l’ancien Premier ministre et homme d’affaires milliardaire de Tripoli. En théorie, sa faible personnalité, et sa totale dépendance financière, sociale et politique à l’égard de Mikati, ne font pas de lui le candidat idéal pour occuper le poste de Premier ministre, premier poste politique attribué aux Sunnites et qui monopolise pratiquement les pouvoirs exécutifs depuis l’Accord de Taëf. Il faut chercher les raisons de sa nomination ailleurs, dans le désistement de Saad Hariri qui a permis de débloquer la situation en sa faveur, en plus du soutien qu’on lui a procuré au sein de sa propre communauté, auprès des dirigeants chiites du Hezbollah et d’Amal, et également au sein du Courant Patriotique Libre et du camp présidentiel. Cela devrait l’aider à réussir dans sa nouvelle mission, d’autant qu’il espère obtenir rapidement le soutien international et une reconnaissance et donc une légitimité arabe. Dans ce contexte, le facteur temps paraît être son principal défi à relever.
Saad Hariri, qui a démissionné sous la pression de la rue (Hariri espérant revenir en force malgré tout) tout comme son malheureux successeur Hassan Diab (tombé sous les coups du Président du Parlement Nabih Berri), aurait pu tenter un retour à la tête du gouvernement. Seulement, il s’est donné comme objectif de regagner la confiance de ses anciens sponsors régionaux, les Saoudiens qui lui posent des conditions intenables pour lui renouveler leur soutien. La première de ces conditions est de ne pas associer le Hezbollah directement au gouvernement. Le rapport des forces ne lui permettant pas de respecter un tel engagement, Hariri aurait pu choisir de désigner lui-même son candidat plutôt que de subir le choix de son rival Najib Mikati. Il ne l’a pas fait. Craint-il de voir des profiles à l’image d’une Raya el-Hassan (ancienne Ministre des Finances, tripolitaine) ou d’un Nohad Machnouk (ex-Ministre de l’Intérieur, beyrouthin) lui faire de l’ombre dans son propre camp ? Redoute-t-il qu’une de voir une forte personnalité sunnite (une femme de surcroît, el-Hassan, ou une « grande gueule » comme Machnouk) le devancer sur la scène régionale (Arabie saoudite) et internationale (Europe, Etats-Unis) ? Se sent-il incapable d’assumer politiquement, les échecs de ses candidats ? En se désistant, Saad Hariri ouvre les portes du Grand Sérail devant Moustapha Adib.
Najib Mikati, qui joue son propre retour, camouflé, au Grand Sérail, se voyait plus disposé à désigner son candidat et à le faire adopter par les autres, pour une série de raisons : (i) le montage qu’il a réussi à arranger avec la classe politique, notamment le Président du Parlement et chef du mouvement chiite Amal : Nabih Berri, pour couvrir un gouvernement présidé par une personnalité sunnite ne disposant pas de soutien populaire et ne menaçant en aucune façon les équilibres politiques au sein de sa communauté et au-delà ; (ii) la volonté d’assurer un soft landing au « changement de régime » et à l’établissement éventuel d’un « nouveau contrat politique », avec un gouvernement présidé par un Premier ministre dont le profil annonce quelque part la fin de l’Accord de Taëf mais dont les soutiens sunnites lui offrent suffisamment de poids politique pour relever les défis présents (contrairement à son prédécesseur Hassan Diab) ; (iii) toujours dans la volonté d’accompagner les changements attendus (et redoutés par la communauté sunnite qui refusent un quelconque retour en arrière en termes de renoncement à ses prérogatives arrachées sous Taëf), Mikati, soutenu par Berri, pense offrir avec le montage en cours des garanties à la communauté sunnite, au nom de ses propres dirigeants (les anciens PM, leurs relations régionales et internationales, leurs alliances internes, et leur couverture religieuse) ; l’association de Berri lui offre aussi de facto l’indispensable couverture du Hezbollah ; (iv) la volonté d’accompagner « la feuille de route » suggérée par la France pour une sortie de crise, une feuille de route qui n’est pas forcément rejetée par les Etats-Unis, et qui comprend l’accélération des réformes tant attendues et un reengineering financier (finances publiques, secteur bancaire) ; (v) la recherche, sans provocations, d’un compromis autour de questions stratégiques centrales : « distanciation », « neutralité active », stratégie de défense, etc., avec le but toujours de préserver un semblant d’équilibre entre les Institutions parallèlement à l’ouverture attendue du vaste chantier de la révision de la Constitution.
Large consensus national, en attendant le soutien arabe et international
Le gouvernement Adib est une somme de compromis dont les architectes en chef sont Najib Mikati et Nabih Berri. Le soutien des autres acteurs nationaux étant assuré, y compris celui du camp haririen, du camp présidentiel, du Hezbollah (qui peut être tenté de « liquider ses positions » en contrepartie d’acquis constitutionnels à venir), du PPS (Walid Joumblatt) et du puissant lobby des banques, le tandem Mikati-Berri a agi pour obtenir le soutien des acteurs extérieurs qui comptent. La France, qui prend à sa charge de limiter les éventuelles interférences nuisibles des Etats-Unis (qui peuvent se contenter de quelques contreparties telles que le règlement du contentieux frontalier entre le Liban et Israël), et d’associer ses partenaires arabes et internationaux au tour de table prévu pour stopper l’hémorragie financière, économique et sociale du pays, reste ainsi au cœur des enjeux libanais. Pour elle, les facteurs géopolitiques (y compris l’offensive turque en Méditerranée orientale) expliquent aussi en partie la force de son engagement pour le Liban, tout comme d’éventuelles retombées économiques etc. Pour l’essentiel, cependant, la France revient en force au Liban, alors que l’Etat du Grand Liban a urgemment besoin de se regénérer pour pouvoir survivre à son premier centenaire.
La désignation de Moustapha Adib au poste de Premier ministre cristallise tous ces compromis en cours. L’action menée par le Président Emmanuel Macron est à ce titre centrale. Après les réticences et marchandages d’usage de la part des parties concernées et qui craignent pour leurs prérogatives, cette action semble aujourd’hui facilitée, encouragée même, par les acteurs nationaux et leurs connexions extérieures, afin que soit débloquée rapidement une situation explosive et qui risque d’entraîner « une guerre civile » selon le Président français, voire « la disparition du Liban » selon son Ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian. Il s’agit en fait de retarder l’inévitable : l’effondrement de l’Accord de Taëf. Pour éviter le risque de violence et la mise en péril de l’Etat, cela doit se faire dans le cadre d’un atterrissage en douceur donc, parrainé par les Sunnites d’abord et avec les indispensables garanties internes (fournies par les Chiites et les Chrétiens). Dans son action, la France s’engage à accompagner l’instauration de ce que Macron appelle « le nouveau contrat politique », tout en espérant limiter les inévitables remous que cela provoquera immanquablement.
Priorité au programme économique et social pour contenir le mécontentement populaire
Dans ce jeu qui le dépasse largement, Moustapha Adib devient le proxy de l’ancien système sur lequel certains misent pour réussir la transition vers le « nouveau contrat politique »… Adib, qui peut donc prétendre à une légitimité sunnite (soutien du club des anciens Premiers ministres) et au précieux et incontournable soutien du Président du Parlement (que Hassan Diab a perdu en proposant de raccourcir le mandat du Parlement), doit déjà surmonter deux exercices périlleux pour espérer gagner la confiance de la communauté internationale et des Libanais : la formation du gouvernement (rapidité, Déclaration ministérielle, vote de confiance) et la réponse aux revendications urgentes des Libanais… Il doit ensuite éviter de s’exposer à trop de risques politiques en esquivant les dossiers qui fâchent, et en se concentrant sur son programme économique : il cherchera, avec l’appui de ses soutiens politiques, à faire adopter rapidement son programme économique et social, un programme à l’antipode de celui son prédécesseur Hassan Diab (qui a été combattu et abattu par cette même classe politique).