Publié dans le numéro 65 de la LettreM.
Riyad et Abou Dhabi doutent de la capacité du Sultan Haytham Ben Tareq à gouverner et à préserver la neutralité d’Oman dans son contexte régional. D’ailleurs, les Saoudiens et les Emiratis voient d’un mauvais œil cette neutralité qu’ils toléraient à peine sous Qabous. N’étaient-ce les garanties occidentales, américaines et britanniques notamment, ils auraient pu être tentés d’accroître leurs pressions sur le sultanat lorsqu’il refusait de s’aligner sur leurs choix politiques vis-à-vis de l’Iran, du Qatar ou du Yémen. C’est sur ces mêmes garanties que doit miser aujourd’hui le nouveau Sultan pour espérer neutraliser les ambitions de ses voisins qui pourraient dépasser rapidement les seules ambitions diplomatiques et politiques pour se transformer en ambitions territoriales… La France qui, malgré le potentiel, ne manifeste pas d’intérêt particulier pour Oman, depuis plusieurs mois en tout cas, gagnerait-elle à rester à l’écart de ces évolutions ?
Le Sultan d’Oman Haytham Ben Tareq accorde la priorité à la consolidation de son pouvoir sur le plan interne. Son autorité au sein de la famille n’est pas contestée. Pas de manière visible encore pour le moment, même si sa désignation comme sultan aurait pu surprendre d’autres candidats dont ses propres frères. Cela devrait lui permettre de se concentrer surtout sur sa politique économique et sociale, pour réussir son examen de passage devant ses sujets. La stabilité de son régime dépend de l’unité de la famille, aujourd’hui assurée en dépit de certains mécontentements que le Sultan espère passagers, comme elle dépend aussi de l’adhésion des tribus, des régions et des familles marchandes. Cette adhésion des élites marchandes, des bases tribales et des régions dépend de la capacité du Palais à répondre à leurs besoins fondamentaux. Or les ressources dont dispose le nouveau Sultan sont relativement limitées. Solliciter, en cas besoin, l’aide financière et économique de ses riches voisins du Conseil de Coopération du Golfe ne serait pas sans risques pour son régime.
Haytham Ben Tareq ne peut se risquer à lancer des réformes politiques qui affaibliraient la mainmise du Palais sur ses sujets et sur l’ensemble du système. Il ne peut se risquer non plus de mener des réformes financières et économiques qui seraient douloureuses pour ses sujets, alors qu’il vient de succéder à Qabous Ben Saïd dont l’aura ne serait jamais atteinte aux yeux des Omanais. Haytham ne peut jouer la neutralité de son Sultanat dans le contexte géopolitique actuel, en adhérant aux vues saoudiennes et émiraties au risque de s’opposer à l’Iran (où il vient d’envoyer le 26 janvier son Ministre d’Etat aux Affaires étrangères Youssef Ben Aloui, pour la deuxième fois en une semaine, et après avoir reçu le Ministre iranien des affaires étrangères Mohammad Jawad Zarif lors des condoléances de Qabous). Le nouveau Sultan ne peut risquer sa neutralité interne au sein du CCG en acceptant de monnayer par exemple son soutien au Qatar dans la crise qui l’oppose à l’axe saoudo-émirati. Même le Koweït peut être perçu comme un partenaire encombrant au sein du CCG si l’émirat choisissait de soutenir financièrement Oman de manière séparée.
L’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis peuvent vouloir monnayer leurs aides au nouveau Sultan, en exigeant de lui une plus forte adhésion au CCG qu’ils dominent totalement aujourd’hui. Cela signifie un éloignement assumé de l’Iran, et une rupture donc à l’égard de la politique régionale de Qabous. Cela n’est pas envisageable dans le contexte actuel, d’autant que le Sultanat est concurrencé dans son rôle de médiateur entre Téhéran et Washington par plus d’un acteur régional (Qatar, Irak etc.) et international (Pakistan, Japon etc.). Pour le nouveau Sultan, l’idéal serait de réussir à séparer ses contraintes internes de ce qu’il considère être sa vocation en matière de politique régionale, sa neutralité. Au mieux, il peut mettre en veilleuse ses interventions diplomatiques auprès de l’Iran, sans renoncer bien évidemment à ses liens particuliers avec Téhéran, pour mettre l’accent sur ses priorités internes. En cas de besoin, il pourrait ainsi espérer organiser un tour de table financier et économique des Etats membres du CCG, équilibré entre Riyad, Abou Dhabi, Kuwait-City et Doha, pour lui permettre de stabiliser durablement son front économique et social interne. Là, le risque pour lui est de voir les Saoudiens et les Emiratis user de leurs leviers financiers et économiques pour se constituer des zones d’influence au sein du Sultanat et parmi les Omanais. Pour les Saoudiens et les Emiratis, cela servirait à fragiliser les liens entre certaines régions et tribus et le pouvoir central, avec comme ultime objectif de récupérer des territoires au Sultanat.
Oman pourrait redouter bien plus qu’un simple échange de territoires avec ses voisins saoudiens et émiratis toujours en quête d’une opportunité pour élargir leur influence régionale. Il pourrait redouter donc de perdre sa liberté en matière de politique régionale et internationale, et donc sa neutralité entre les deux rives du Golfe, comme il risque de perdre la cohésion nationale que le Sultan Qabous a pu imposer non sans peine. Il risque aussi de perdre une partie de sa souveraineté, voire une part de son territoire. Le nouveau Sultan a un double background : diplomatique et économique. Il pense pouvoir bénéficier également du background militaire de ses deux frères Assad Ben Tareq et Shihab Ben Tareq qu’il a besoin de rassurer sur la protection de leurs intérêts et de leur influence au sein de la famille et du système. Mais il va devoir compter surtout sur les appuis internationaux du Sultanat, les appuis américains et britanniques notamment, pour dissuader ses voisins. Il s’inscrit là dans la continuité de la politique extérieure de Qabous. Quid de la France ?
Pour les condoléances du Sultan Qabous, c’est l’ancien Président Nicolas Sarkozy qui représentait la France. Il s’était d’ailleurs rendu à Mascate quelques semaines auparavant, le 29 décembre 2019, et son retour en janvier 2020 dans le Sultanat était l’occasion pour lui d’engager le contact avec le nouveau Sultan. Pour autant, cela ne fait pas oublier aux Omanais le désintérêt manifesté à leur égard ces dernières années par la France qui n’a pas envoyé de ministre à Oman depuis 2016… Le désintérêt est réciproque, en réalité.
A priori, le nouveau Sultan, comme son prédécesseur d’ailleurs, perçoit la France comme un partenaire de second rang, une force d’appoint sur l’échiquier géopolitique régional dont il apprécie les positions de principe et l’engagement. La dimension culturelle joue bien évidemment ici. Mais c’est surtout le pragmatisme des deux côtés qui façonne ces relations, amicales et courtoises certes, mais relativement peu fructueuses pour Oman et pour la France. Les Omanais assument leur ancrage sur l’axe américano-britannique garant historique de la sécurité et de la stabilité du Sultanat. Les Français se sentent souvent en terra incognita à Oman. Surtout, ils n’y voient qu’un intérêt stratégique et économique limité par rapport à leurs partenaires arabes de référence, les Emirats Arabes Unis en premier lieu, et l’Arabie saoudite. Malgré leurs relations avec les Aboudhabiens et les Saoudiens, ou à cause de ces relations porteuses et toujours prometteuses, et vue l’expérience de la crise du Qatar, les Français hésiteront beaucoup avant de songer à intervenir en cas de crise, latente ou ouverte, entre Mascate et l’axe saoudo-émirati.