Publié dans le numéro 62 de la LettreM.
Le sommet des chefs d’Etats du Conseil de Coopération du Golfe qui s’est tenu le 10 décembre 2019 à Riyad aurait pu être celui de la réconciliation entre le Qatar et le camp saoudo-émirati soutenu par Bahreïn et par l’Egypte. L’Emir du Qatar Tamim Ben Hamad Al Thani a choisi de ne pas participer au 40ème sommet du CCG, transféré d’Abou Dhabi à Riyad à la dernière minute, alors que les pourparlers se poursuivent entre les deux camps, après la visite du Ministre qatari des Affaires étrangères Mohammad Ben Abdelrahman Al Thani en Arabie saoudite. C’est le Premier ministre Abdullah Ben Nasser Al Thani, qui avait représenté le Qatar aux réunions du CCG, de la Ligue arabe et de l’Organisation de la Coopération Islamique en mai dernier à La Mecque, qui présidait la délégation de l’émirat au sommet de Riyad. Cheikh Tamim attend, semble-t-il, l’aboutissement des pourparlers avant de monter lui-même en premières lignes.
Pour les plus pessimistes, le Qatar est toujours incapable de se désengager de son alliance avec la Turquie (le Président Erdogan s’est rendu le 24 novembre à Doha afin d’obtenir des garanties sur le respect des accords bilatéraux : base militaire, investissements) et les Frères Musulmans (la confrérie n’a pas une présence officielle au Qatar, rappellent les Qataris, mais cela ne convainc guère les Emiratis qui exigent un lâchage pur et simple des FM), une double condition à laquelle tiennent particulièrement les EAU (et l’Egypte). Comme il craint aussi de se retrouver à nouveau prisonnier du rapport des forces internes au CCG, et qui ne lui est pas favorable face à l’axe saoudo-émirati.
Mais, ce sommet du CCG, dont le communiqué final insiste sur « l’intégration » et « l’interdépendance », atteste d’une nouvelle dynamique dans les relations entre les Etats membres, et entre le Qatar et l’Arabie saoudite notamment. Progressivement, des concessions sont arrachées aux deux camps, pragmatisme oblige. Les médiations menées n’ont pas toutes été déterminantes, loin de là, mais certaines auraient été plus utiles que d’autres. Les enjeux de ce conflit fratricide ne se limitent pas au seul rapport entre Doha et ses voisins, puisqu’ils sont vite devenus des enjeux régionaux et internationaux. Le conflit menace la cohésion du CCG, et le dispositif de sécurité régionale conçu et coordonné par les Etats-Unis. Il menace la cohésion, déjà malmenée, au sein du Monde arabe, et ouvre la voie à de nouvelles ingérences régionales.
L’Iran et la Turquie, deux puissances islamiques rivales de l’Arabie saoudite et de l’Egypte, ont aussitôt profité de cet éloignement entre le Qatar et ses adversaires arabes, tout comme la Russie qui a su capitaliser à son tour sur la fragilisation du CCG et du dispositif de sécurité régionale dans le Golfe. Les rivalités entre le Qatar et ses voisins se sont très vite régionalisées avant de se globaliser, poussant parfois les partenaires extérieurs les plus isolés, ou les plus engagés, à choisir leur camp. Certains de ces partenaires y voyaient une opportunité pour promouvoir leurs propres intérêts, géopolitiques ou simplement mercantiles. D’autres, comme la France, ont su rester au-dessus de la mêlée, évitant de prendre parti dans ce conflit opposant leurs propres partenaires de référence dans le monde arabe.
La France ne pouvait rester indifférente face à ce conflit, mais elle ne pouvait non plus y intervenir directement sans risquer l’enlisement et sans mettre en péril ses relations avec l’un ou l’autre des belligérants. Elle a annoncé une médiation, qui n’en était pas une en réalité, et elle a confié à un diplomate accepté de tous, l’Ambassadeur Bertrand Besancenot, la mission de suivre le dossier sans vraiment chercher à y intervenir. Au plus fort des tensions entre le Qatar et le Quartet, la France a su rester à égale distance entre les deux camps, au risque parfois de décevoir certains de ses partenaires concernés qui pensaient, chacun de son côté, obtenir l’adhésion de la France à sa cause.
A l’instar des Etats-Unis, la France encourage les médiations régionales, celle menée par le Koweït et celle tentée par Oman, et les défend auprès des deux camps. Contrairement aux Etats-Unis, pour lesquels les enjeux ici sont nettement plus grands (le projet de Middle East Strategic Alliance par exemple, ne peut tolérer de telles divisions au sein du camp pro-américain), elle n’a pas usé de pressions particulières pour amener les divers acteurs à se réconcilier. Faute de moyens, et faute de volonté politique. En agissant ainsi, la France a su rester concentrée sur l’essentiel. Elle a ainsi évité des prises de risques qui s’avèrent aujourd’hui inutiles, et pu de ce fait sauver ses relations avec l’ensemble des parties de ce conflit. Cela consolide forcément sa posture régionale, alors qu’elle prétend à un rôle sécuritaire et diplomatique qui nécessite la plus large adhésion de ses partenaires arabes.