Publié dans le numéro 56 de la LettreM.
L’attaque, le 14 septembre, contre les installations d’Aramco à Abqaiq et à Khurais revêt une triple dimension : une dimension militaire, une autre énergétique, et une troisième géopolitique. Sur toute la ligne, le Président américain Donald Trump doit se sentir directement visé. Cela rajoute forcément une quatrième dimension : purement politique et électorale. Et sur toute la ligne, la crédibilité des Etats-Unis est directement défiée : sa domination militaire, sa supériorité technologique, son leadership. Cette attaque, osée, apporte de l’eau au moulin des opposants à toute normalisation entre l’administration Trump et le Président Hassan Rouhani. Elle pourrait faire une première victime collatérale : l’initiative française, alors même que la diplomatie est loin d’avoir épuisé ses possibilités de règlement du conflit.
Sur le plan strictement militaire, cette attaque, aussitôt revendiquée par les rebelles Houthis du Yémen, est un succès. Une dizaine de drones, selon la version des Houthis qui promettent de nouvelles attaques sur les mêmes sites d’ailleurs, ayant parcouru de longues distances pour passer entre les mailles du dispositif antiaérien saoudo-américain, est un échec cuisant pour la défense saoudienne et pour les Forces américaines déployées sur la zone.
Plusieurs autres hypothèses sont avancées, et qui n’excluent pas que cette attaque soit une combinaison de drones et de missiles, et qu’elle ait été lancée à partir de l’Irak par les forces du Hached el-Chaabi ou même à partir de l’Iran. Cette dernière éventualité est celle qui pourrait naturellement pousser le plus vers une riposte directe contre les intérêts iraniens…
Une chose est sure : l’attaque a réussi, et un site stratégique dont la sécurité tombe sous la responsabilité saoudienne et américaine a été touché. Malgré cet échec technologique et militaire, le Président américain a aussitôt offert ses assurances au Prince héritier saoudien Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz, vice-Premier ministre, Ministre de la Défense, lors d’un entretien téléphonique au cours duquel il était question également de préserver la stabilité du marché mondial et de contenir l’impact d’une telle attaque sur l’économie américaine (MBS s’est également entretenu au téléphone avec le Secrétaire à la Défense américaine Mark Esper et doit recevoir prochainement le Secrétaire d’Etat Mike Pompeo). Dans tous les cas, les Saoudiens et les Américains auraient été incapables de protéger les installations les plus stratégiques d’Aramco, avec tout ce que cela implique sur le plan économique mondial. Cela discrédite les Forces armées saoudiennes, et jette un doute sur la protection américaine que le Président Trump veut faire payer aux alliés saoudiens…
Jeddah, Sep 14, 2019, SPA — His Royal Highness Prince Mohammed bin Salman bin Abdulaziz, Crown Prince, Deputy Prime Minister and Minister of Defense received here today a telephone call from the US President Donald Trump.
During the conversation, the US President reasserted his country’s readiness to cooperate with the Kingdom, by all means conducive to maintain its security and stability, reaffirming that the negative effects of the attacks (on two Aramco’s facilities) on the US economy as well as the world economy.
For his part, HRH Crown Prince underscored the Kingdom willingness and strength to thwart such a terrorist aggression and deal with its consequences.
Sur le plan énergétique, une telle attaque contre un des sites où est traitée la moitié de la production pétrolière saoudienne, impacte directement le cours du brut, en déstabilisant l’approvisionnement et en entretenant un climat de tensions néfaste pour l’économie mondiale. Le marché pourrait se ressaisir, surtout si les attaques ne se reproduisent plus. Si elles se reproduisaient, ces attaques auraient un impact plus profond et plus durable sur le marché, sur l’économie mondiale et sur l’économie américaine. Elles auraient aussi un plus grand impact sur l’économie saoudienne elle-même et surtout sur l’IPO d’Aramco, déjà virtuellement impacté par cette attaque qui a révélé la vulnérabilité de ses installations les plus sensibles.
Sur le plan géopolitique, ce nouvel épisode de la guerre qui oppose l’Iran et l’Arabie saoudite, après l’épisode des tankers et des actes de sabotage plus modestes, suggère un élargissement du front saoudo-iranien sous les coups des attaques menées par les conservateurs à Téhéran. Le camp des conservateurs iraniens, orphelins de John Bolton, impose manu militari ses vues sur le cours du conflit entre Téhéran et Washington. Ce camp s’en prend directement aussi au clan Salman, qui incarne le présent et l’avenir du royaume : le Prince héritier qui est également Ministre de la Défense Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz, son frère le vice-Ministre de la Défense le prince Khaled Ben Salman Ben Abdulaziz (pressenti pour être le prochain Prince héritier), et leur (demi-)frère Abdulaziz Ben Salman Ben Abdulaziz, fraîchement nommé au poste de Ministre de l’Energie. Cela ramène l’option de la guerre sur la table, et ranime de facto aussi le camp va-t-en-guerre à Washington. Cet acte hostile envers les Saoudiens, et qui vise aussi directement les intérêts américains, sert la défense des vues israéliennes et celles du Premier ministre Benyamin Netanyahu.
Le club des idéologues à Téhéran, Riyad, Tel Aviv et Washington, reprend des forces donc, au risque d’impacter sérieusement les équilibres géopolitiques actuels. L’isolement de l’Iran doit pouvoir reprendre, avec ce que cela aurait comme impact sur la cohésion du camp arabe et du Conseil arabe de Coopération du Golfe notamment. Le rapprochement entre Israël d’une part, et l’Arabie saoudite et ses alliés d’autre part, pourrait se poursuivre, avec ce que cela aurait comme impact sur les autres dossiers régionaux dont le deal du siècle. Les autres acteurs internationaux directement impliqués sur la zone, comme la Russie dont le Président Vladimir Poutine est attendu en Arabie saoudite au cours des prochaines semaines, et la France qui craint, à juste titre, pour son initiative iranienne, devraient revoir leurs actions régionales à la lumière de ces derniers développements militaires.
Mais c’est surtout l’Arabie saoudite qui doit refaire ses calculs dans l’urgence, et c’est là l’impact géopolitique majeur qui risque de découler de l’attaque contre Aramco : la fragilité du dispositif de sécurité, conçu avec l’aide des Américains pour protéger et défendre les sites les plus stratégiques du royaume, et donc la stabilité du régime, apparaît brusquement aux yeux du monde et aux yeux des dirigeants saoudiens et de l’équipe MBS. Qu’en sera-t-il de l’alliance saoudo-américaine, une alliance dans laquelle MBS et son équipe se sont investis pleinement, et qui, à l’évidence, ne garantit plus la sécurité du royaume ni la stabilité du régime ? Cette alliance saoudo-américaine signifie une adhésion de Riyad aux politiques américaines au Moyen-Orient, comme l’encerclement de l’Iran, le deal du siècle, l’implication directe dans la guerre contre le terrorisme, etc. Elle offre aussi aux dirigeants saoudiens, protégés par un infaillible (supposément) parapluie américain, une marge d’actions sur une multitude de dossiers : le Yémen, la Syrie, etc. Les priorités seraient revues, à la lumière des derniers développements touchant directement la sécurité et la stabilité du royaume. Les alliances saoudiennes peut-être aussi seront-elles réévaluées.
L’initiative française : touchée mais pas coulée
Pour Trump, la dimension électorale de ces développements militaires est importante, que ce soit au niveau des cours du pétrole, au fur et à mesure qu’on s’approche de l’échéance électorale, ou au niveau d’un dérapage incontrôlable qu’il redoute.
L’initiative française, portée par l’Elysée, est mise en péril, mais elle n’est pas totalement condamnée.
Trump et Rouhani parviendront-ils à contenir la contre-offensive attendue des milieux hostiles à la normalisation entre les deux pays, à Washington et à Téhéran ? Un premier signal est venu de Téhéran : alors que la Maison Blanche n’excluait toujours pas, le 15 septembre, une rencontre Trump-Rouhani en marge de l’Assemblée Générale de l’Onu, l’Iran affirmait le 16 septembre qu’une telle rencontre n’aura pas lieu… Les Français y croyaient depuis la venue du Ministre iranien des Affaires étrangères au G7 à Biarritz. L’attaque contre Aramco est passée par là…
Les Israéliens, déjà engagés militairement contre l’arc chiite, prendront-ils des risques supplémentaires sur le front iranien ou opteront-ils pour l’apaisement ? Les dirigeants saoudiens, sous le poids des menaces militaires directes, se résoudront-ils à garder leur riposte sous un seuil tolérable pour les Iraniens ou se risqueront-ils dans des aventures aux conséquences imprévisibles ? Le Président Vladimir Poutine saisira-t-il cette nouvelle opportunité pour prétendre à un rôle plus grand pour la Russie dans le conflit entre les deux rives du Golfe, au risque d’affecter par ricochet les chances de succès de l’initiative française ? Assisterons-nous à une relance des médiations régionales, notamment celle menée par le sultanat d’Oman ?
Cette initiative française, malmenée par une série de paramètres propres à chacun des acteurs concernés et par la complexité des enjeux pour les uns et pour les autres, survivra-t-elle finalement à ce nouvel épisode qui semble orchestré à partir de Téhéran par les Pasdarans ?
Cette attaque contre Aramco, alors que la France et l’Europe montrent les limites de leurs capacités à respecter leur engagement pour alléger les sanctions américaines contre l’Iran, affaiblit indirectement l’initiative française. Elle envoie, en tout cas, une mise en garde aux Français et aux Européens pour relancer l’initiative avec un calendrier plus serré, et des objectifs mieux garantis. Pour les plus optimistes, la diplomatie pourrait finir par s’imposer, à nouveau. Pour les Saoudiens en tout cas, et leurs alliés arabes du Golfe qui redoutent l’instabilité croissante de leur environnement et qui peuvent douter aussi de leur propre dispositif de sécurité dont les Américains constituent le principal pilier.
Alors qu’on attend une éventuelle réaction américaine et saoudienne aux agressions asymétriques menées ou commanditées par l’Iran, la recherche d’une voie diplomatique pourrait s’imposer à tous à un moment donné. Pour qu’ils puissent encore défendre leur initiative, et qui se résume finalement à imposer la désescalade à l’ensemble des acteurs dans un contexte plus tendu que jamais, le Président Emmanuel Macron et son sherpa Emmanuel Bonne, devraient redoubler leurs efforts diplomatiques avec comme priorité immédiate : s’assurer qu’une riposte américaine et/ou saoudienne ne serait pas de nature à anéantir les chances de négociations entre l’administration Trump encerclée par les enjeux électoraux et une administration Rouhani encerclée par un camp conservateur qui surfe sur les vagues de l’escalade actuelle. A quel moment les Français pourraient-ils agir ? Seront-ils écoutés ?