Publié dans le numéro 47 de la LettreM.
Derrière le renversement du colonel Moammar Kadhafi, et son élimination physique, certains tiennent à voir la main du Président Nicolas Sarkozy et de la France. Au plus fort de la guerre pour le renversement de Bachar el-Assad, on attribuait au Président François Hollande le mérite ou l’imprudence, c’est selon, de mobiliser la communauté internationale aux côtés de l’Opposition. Dès le lancement par le maréchal Khalifa Haftar, commandant de l’Armée Nationale Libyenne, de son offensive surprise contre Tripoli, certains regards se sont portés vers le Président Emmanuel Macron qui aurait, selon le quotidien italien Il Giornale, donné son feu vert à cette initiative. Le Ministre italien de l’Intérieur Matteo Salvini va jusqu’à dénoncer la France, sans la nommer, pour sa responsabilité dans l’escalade de la violence en Libye… Le supposé soutien français dont bénéficierait Haftar dans son offensive actuelle conte Tripoli n’est pas établi. Cela relève, pour le moment en tout cas, de spéculations tendancieuses.
Outre l’Italie, en compétition avec la France en Libye, y compris sur les champs pétroliers, ces soupçons accusateurs proviennent aussi de milieux liés aux Frères Musulmans, opposés à l’influence du bloc saoudo-émirato-égyptien favorable à Haftar, et qui sont soutenus par le Qatar et la Turquie. Un ancien conseiller politique du chef de l’ANL, Mohammad Buweiser, s’est joint à son tour à l’orchestre anti-français en accusant lui aussi la France d’avoir donné son feu vert à Haftar pour attaquer Tripoli, affirmant tenir ses informations de sources diplomatiques occidentales.
La position officielle de la France est celle exprimée dans le communiqué publié à l’issue de l’entretien téléphonique le 6 Avril entre le Président Emmanuel Macron et le Secrétaire Général de l’Onu Antonio Guterres qui « ont souligné l’importance d’une solution politique à la crise actuelle, dans le respect du droit humanitaire et des résolutions du Conseil de sécurité ». Cet entretien téléphonique entre le Président français et le SG de l’Onu est l’occasion pour l’Elysée de rappeler, dans ce même communiqué, que « la France poursuivra son soutien à la médiation de l’Onu en Libye ».
Pour la France, comme pour d’autres pays qui ont toléré Haftar, et qui l’ont souvent encouragé même, cette nouvelle action militaire est une aventure dont l’issue est tout sauf prévisible. Elle déstabilise le processus politique poursuivi par l’Onu, et risque de renforcer les factions djihadistes, avec de nouvelles ingérences extérieures y compris des Qataris et des Turcs, et de provoquer une véritable guerre civile dans le pays. Cette aventure risque aussi d’accentuer la pression sur la Tunisie qui a du mal à contrôler ses frontières avec la Libye, et sur l’Algérie qui traverse une période délicate. Elle risque aussi d’encourager l’afflux de djihadistes du Levant, et de compliquer davantage la mission française et multinationale au Mali. L’enjeu est vital pour l’avenir de la Libye et il est crucial pour la stabilité de la zone.
Haftar sait parfaitement que la marge de manœuvre de l’Onu, qui soutient le Président du Gouvernement d’Union Nationale Fayez Serraj, est aujourd’hui réduite. Cela le conforte dans sa décision de briser rapidement les défenses des milices armées et des djihadistes, et d’en finir avec le chaos qu’entretient son rival de Tripoli, par impuissance ou par complicité. Une guerre éclair en sa faveur ferait tomber également Misrata, et démontrerait l’impuissance de l’Onu sur ce dossier. Un enlisement de la guerre risquerait d’être fatal pour les ambitions du maréchal Haftar.
Rivalités franco-italiennes
La France a pris l’initiative de réunir à la Celle-Saint-Cloud les différentes parties libyennes, et soutient activement les efforts poursuivis par l’Onu et son représentant pour la Libye le franco-libanais Ghassan Salameh. Elle est challengée en permanence par l’Italie, contrariée par les tentatives de Paris de la mettre à l’écart, et qui a aussitôt lancé son initiative libyenne. Les rivalités franco-italiennes en Libye sont tenues pour responsables en partie du pourrissement de la situation dans le pays au cours des derniers mois, et qui se doublent de rivalités interarabes évidentes.
Les initiatives française et italienne, ainsi que les efforts de l’Onu, semblent vains devant la détermination de Haftar à chasser Serraj et ses relais islamistes de la capitale. La compétition franco-italienne n’a pas empêché le lancement de cet appel conjoint qui invite les belligérants à la désescalade et qui met en garde contre le risque de voir la Libye plonger à nouveau dans le chaos.
« A ce moment délicat de la transition libyenne, des attitudes militaristes et des menaces d’actions unilatérales ne peuvent que plonger à nouveau la Libye dans le chaos ». Déclaration des Emirats arabes unis, des Etats-Unis, de la France, de l’Italie et du Royaume-Uni (4 avril 2019)
Cet appel, alors que le SG de l’Onu Antonio Guterres sortait déçu et inquiet de sa rencontre avec Khalifa Haftar à Bengazi après avoir échoué à organiser une rencontre à Genève entre Haftar et Serraj, est aussitôt appuyé, le 5 Avril, par un communiqué du G7 qui appelle toutes les parties à préserver le processus politique poursuivi par l’Onu. Même l’Egypte, qui soutient Haftar, affirmait le 6 Avril par la voix de son Ministre des Affaires étrangères, qu’il n’y a pas de solution militaire en Libye, mais uniquement une solution politique… La Russie également. La prudence est de mise. Verbalement et officiellement en tout cas.
Moscou, qui a appelé à son tour à la désescalade, avait accueilli dernièrement Haftar qui se plaît ainsi à se rapprocher du rival de son partenaire américain, dans le cadre de sa stratégie de diversification de ses alliances internationales. Les Américains, quant à eux, appellent, par la voix du Secrétaire d’Etat Mike Pompeo (7 Avril) à « l’arrêt immédiat » de l’offensive de Haftar.
Ces appels et déclarations n’effacent pas le doute sur les véritables intentions des puissances régionales et internationales. Les enjeux sont importants, qu’ils soient d’ordre géopolitique, sécuritaire ou économique et énergétique, assez pour que les intéressés refusent à jouer cartes sur table avant que la poussière de la bataille ne soit retombée…
Le Qatar mise-t-il sur l’Italie ?
Le Qatar, qui soutient les milices les plus radicales en Libye, notamment à Misrata, et qui doit se concerter sur ce dossier avec l’Italie dont il s’est considérablement rapproché au cours des derniers mois, finirait par se retrouver isolé face à la coalition arabe qui soutient ouvertement Haftar et face aussi à la bienveillance dont bénéficie le chef de l’ANL de la part d’acteurs internationaux. La France, qui vient d’instaurer un dialogue stratégique avec le Qatar qui couvre les questions régionales dont le conflit libyen, soutient donc, de facto, les projets poursuivis par le camp saoudo-émirato-égyptien en Libye, même lorsqu’elle n’affiche pas un soutien formel à Haftar dans sa nouvelle aventure guerrière. Un jeu à somme nulle qui la place dans une posture défavorable aux ambitions de son allié qatari. C’est avec la France que le Qatar a le plus coordonné son action pour renverser Kadhafi. C’est avec l’Italie qu’il tente de défendre ses alliés actuels.
Haftar veut imposer un fait accompli
Le chef de l’ANL, qui promet de n’arrêter son offensive qu’après la « libération » de Tripoli, bénéficie d’un soutien financier, logistique, médiatique et politique, de l’axe saoudo-émirato-égyptien, et semble avoir pris sa décision de marcher sur la capitale sous contrôle du chef du Gouvernement d’Union Nationale Fayez Serraj, que soutient l’Onu, après sa récente rencontre à Riyad avec le Roi Salman Ben Abdulaziz et son Prince héritier et Ministre de la Défense Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz. Haftar, qui avait accepté l’invitation du Prince héritier d’Abou Dhabi cheikh Mohammad Ben Zayed Al Nahyan à rencontrer dans l’émirat son rival Fayez Serraj, est également en contact soutenu avec MBZ et avec le Président égyptien Abdel-Fattah al-Sissi. MBS, MBZ et Sissi soutiennent Haftar pour son profil autoritaire certes, et pour son hostilité assumée à l’encontre des Frères Musulmans que soutient le Qatar surtout, mais aussi la Turquie, en Libye. L’inspection de la base militaire égyptienne Mohammad Najib (d’où partent les avions de de l’ANL pour bombarder Tripoli), par MBZ et Sissi en marge de la récente visite du Prince héritier abudhabien en Egypte, a alimenté les rumeurs sur l’implication directe de ses soutiens arabes dans l’offensive menée par Haftar contre Serraj. L’ont-ils encouragé à ouvrir les hostilités pour déstabiliser le processus politique défendu par l’Onu ?
Ce processus, bloqué à cause notamment de l’incapacité de Serraj à s’engager et à respecter ses promesses, a été défendu devant Haftar par la France et son Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian qui cherchait alors à le dissuader de marcher sur Tripoli. Devant le non-respect du calendrier établi, Haftar s’impatiente et ronge son frein depuis plusieurs mois. Désormais, Khalifa Haftar croit à la seule solution militaire, préalablement à une éventuelle réconciliation nationale et à une reconstruction politique de la Libye. La France le suivrait à la moitié du chemin, même lorsqu’elle s’exprime, diplomatiquement, en faveur de l’initiative poursuivie par l’Onu et dont Haftar n’est pas le seul à en être déçu…
En rupture avec le SG de l’Onu qui se trouvait à Tripoli à l’heure où était déclenchée la bataille de Tripoli, il est soutenu dans ses convictions par des hommes qui lui ressemblent : MBS, MBZ et Sissi. Son action, déstabilisatrice pour le plan onusien, est aujourd’hui tolérée par les principales puissances extérieures, sinon encouragée plus ou moins discrètement. Cette action, qui a mobilisé l’Armée tunisienne à la frontière et qui intervient dans un moment critique pour l’Algérie où l’Armée est mobilisée sur le front interne, peut être perçue comme s’inscrivant dans le cadre d’une action arabe concertée contre les Frères Musulmans qui s’installent à Tripoli et prétendent au pouvoir. Alors que la Libye est pressentie pour devenir une terre de regroupement des djihadistes de l’Etat Islamique et d’autres organisations terroristes du Levant et du continent africain, l’offensive menée par Haftar, dont les forces comprennent des factions salafistes fréquentables aux yeux de Riyad et d’Abou Dhabi, peut également être perçue comme s’inscrivant dans le cadre d’une action globale visant à empêcher l’instauration d’un nouveau califat sur la Méditerranée. A ce double titre, Haftar pense pouvoir prétendre à une double couverture : arabo-islamique et internationale.
En imposant ce fait accompli, avec les encouragements de ses alliés arabes, Haftar espère légitimer son action auprès de ses voisins particulièrement susceptibles à son égard (Algérie, Tunisie) et auprès des partenaires internationaux les plus récalcitrants. Il espère imposer un rapport de forces en son avantage avant la conférence sur la Libye planifiée par l’Onu courant avril. Pour le moment, la bataille fait rage. Et s’il venait à entrer dans Tripoli, où les forces adverses n’ont à l’évidence toujours pas joué toutes leurs cartes militaires, Haftar devrait alors en assurer le contrôle durablement. Cela est tout sauf assuré. Le chef militaire qui promet d’apporter la stabilité à la Libye et d’écraser les groupes islamistes adverses serait-il en mesure de tenir une partie de ses promesses qui l’engagent devant ses alliés arabo-sunnites et ses partenaires français et russes ? Pas si sûr.
A l’exception, possible, de ses alliés arabes les plus engagés, Haftar n’aurait tenu informé aucune autre partie extérieure de sa décision de marcher sur Tripoli. Malgré les rumeurs, Français et Russes semblent plutôt pris de court par cette aventure guerrière, même si l’on veut bien croire à certaines analyses qui placent Paris et Moscou dans la catégorie des interlocuteurs bienveillants de Haftar. Le chef de l’ANL misait sur une action rapide qui lui permettrait de prendre la capitale et d’imposer un fait accompli négociable par la suite avec l’Onu et les autres partenaires internationaux. En prenant cette décision, il risque de se discréditer vis-à-vis de ses propres partenaires arabes et de ses interlocuteurs internationaux y compris les plus bienveillants. Il risque de perdre la face si, en évinçant ou en affaiblissant tout simplement Fayez Serraj, il serait, par ricochet, en train de renforcer les factions djihadistes qui attendent en embuscade. S’il ne contrôle pas rapidement Tripoli, et durablement, il risquerait aussi de déstabiliser les voisins de la Libye, la Tunisie et l’Algérie qui ont le plus grand mal à contrôler leurs frontières avec ce pays, comme il pourrait aussi compliquer la donne aux Français et à leurs alliés au Mali.
Nouvelle phase de chaos et nouvelles ingérences extérieures ?
Une nouvelle phase de chaos s’annonce en Libye, qui risque d’appeler de nouvelles ingérences et de nouvelles interventions extérieures. Les Etats-Unis s’intéresseront-ils enfin à la Libye et à sa reconstruction politique ? Devant les risques de chaos général en Libye et de débordement de la crise sur la zone, ils semblent particulièrement hésitants à soutenir Haftar dans sa nouvelle aventure qu’ils le somment d’arrêter immédiatement. Doutent-ils d’ailleurs de la capacité de l’ALN et de son chef, qu’ils connaissent le mieux parmi les acteurs internationaux, à remporter une victoire rapide ? La Russie saisira-t-elle cette nouvelle opportunité qui s’offre à elle pour défier les Occidentaux sur le terrain libyen ? Pour le moment, les Russes restent prudents eux aussi : leur diplomatie officielle dénonce le regain de violence et appelle à l’apaisement, alors qu’ils peuvent agir discrètement aussi pour encourager Haftar à poursuivre son offensive générale.
La France évite de trop s’engager encore aujourd’hui
Comment réagira la France en cas de victoire militaire rapide de l’ANL à Tripoli ? Donnera-t-elle raison à ceux qui l’accusent d’agir en sous-main pour imposer, devant le blocage qui s’éternise, un règlement à l’avantage de Haftar ? Arrivera-t-elle finalement à amortir et rentabiliser son investissement de départ en s’offrant une part conséquente de l’exploitation du pétrole libyen et de la reconstruction du pays ? Et en cas de pourrissement de la situation ? Avec le régime Kadhafi, la France n’aurait eu que des miettes en retour de ses efforts pour le réhabiliter sur la scène internationale. En le renversant, elle n’eût que des problèmes. Miser sur Haftar, dans le contexte actuel, est-il un choix optimal ? Le lâcher ne serait-il pas trop risqué aussi ?