Qatar: Dialogue Stratégique avec la France


Publié dans le numéro 44 de la LettreM.

Le 11 février 2019, les Ministres des Affaires étrangères français et qatari, Jean-Yves Le Drian et cheikh Mohammad Ben Abdelrahman Al Thani, annonçaient, à Doha, l’instauration d’un « dialogue stratégique » entre la France et le Qatar. Près de cinq ans auparavant, en juin 2014, la France et les Emirats Arabes Unis, aujourd’hui en crise ouverte avec le Qatar, tenaient la première réunion de leur « dialogue stratégique » à Paris.

A Doha, JYLD et MBA ont signé une lettre d’intention officialisant le dialogue stratégique bilatéral qui pourrait porter les relations franco-qataries à une autre dimension. Le dialogue stratégique entre Paris et Doha couvrirait de nombreux domaines dont la défense (Paris vient de livrer à Doha son premier Rafale), la sécurité, la lutte contre le terrorisme, l’éducation, la culture, l’économie, l’investissement, le sport. Dans tous ces domaines, la coopération franco-qatarie est établie et elle est même importante. Certains axes de coopération ont encore un fort potentiel à développer. La conclusion de cet accord entre la France et le Qatar permet à Paris de consolider sa posture régionale tout en restant neutre dans la crise entre l’émirat et ses voisins arabes. Elle permet à Doha de renvoyer l’image d’un pays capable de briser son isolement grâce à ses alliances internationales aussi. 

Crise du Qatar : la France reste neutre

L’initiative d’un « dialogue stratégique » régulier entre la France et le Qatar intervient un mois après la tenue du deuxième dialogue stratégique entre le Qatar et les Etats-Unis, le 13 janvier à Doha. Elle intervient donc un an après l’annonce de l’instauration du dialogue stratégique entre l’émirat et les Etats-Unis qui couvre, naturellement, les mêmes domaines. En pleine crise entre le Qatar et le camp saoudo-émirati, l’Emir Tamim Ben Hamad Al Thani poursuit son rapprochement avec la Turquie, qui dispose aujourd’hui d’une présence militaire dans l’émirat, s’ouvre sur l’Iran, qui contribue à alléger l’impact du blocus imposé aux Qataris, vise à se rapprocher de la Russie où il s’est rendu en 2018 et dont il espère accueillir le Président Vladimir Poutine à Doha en 2019. Cette crise, qui déstabilise le Conseil de coopération arabe du Golfe, menace aussi la cohésion au sein du nouveau grand projet américain pour le Moyen-Orient : la Middle East Strategic Alliance.

La crise du Qatar perdure. Même les Etats-Unis finissent par admettre la difficulté d’imposer un règlement rapide accepté par toutes les parties. Pour les Américains, qui peuvent craindre pour la cohésion du CCG et de la future MESA, la réconciliation entre le Qatar et ses voisins arabes se ferait, au mieux, très progressivement et à la carte. La ligne rouge à ne pas dépasser, pour les Américains, reste la dimension militaire et sécuritaire du CCG, noyau d’une coopération plus large dans ce domaine entre les Etats membres du Conseil et les deux autres membres pressentis de MESA : l’Egypte et la Jordanie. Mais la crise du Qatar a introduit de nouveaux éléments porteurs de risques pour le CCG et MESA : la perte de toute harmonie entre le Qatar et plusieurs des Etats membres sur le plan politique, et l’entrée en scène d’une multitude d’acteurs régionaux et internationaux à la faveur de cette crise, dont la Turquie, l’Iran, et la Russie. La France a parfaitement bien géré ses intérêts au plus fort de la crise, en maintenant des rapports équilibrés entre le Qatar et le camp adverse sans qu’elle ne se laisse entraîner vers l’un ou l’autre de ces deux camps. Elle a assuré une présence, à travers sa « non médiation » confiée à un diplomate bien introduit et qui connaissait au préalable les limites de son intervention.

La France, qui n’a jamais réellement osé mener une médiation entre le Qatar et le camp arabe opposé, par crainte de perdre sa neutralité, a réussi à rester au-dessus de la mêlée depuis le début de la crise. L’émissaire du Président de la République dans le conflit du Qatar (depuis septembre 2017), Bertrand Besancenot, Ministre plénipotentiaire et ancien Ambassadeur à Doha et à Riyad, rejoint aujourd’hui le privé et devient Senior advisor d’un cabinet de conseil parisien, alors que Jean-Yves Le Drian et Mohammad Ben Abdelrahman Al Thani décidaient l’établissement du « dialogue stratégique » entre les deux pays. Cette plateforme accueillerait aussi des concertations franco-qataries sur la crise entre le Qatar et ses voisins arabes, rendant superflue le poste d’émissaire présidentiel. Besancenot, par sa présence à ce poste d’émissaire de l’Elysée, aurait permis de faire passer le temps sans que la France ne se mouille outre-mesure dans ce conflit qui oppose ses partenaires arabes les plus importants. Il aurait permis de rassurer toutes les parties, sans les provoquer, et de maintenir une présence française sur ce dossier, sans prise de risque particulière.

« Le dialogue stratégique » instauré entre la France et le Qatar n’est pas perçu à Riyad, Abou Dhabi ou Le Caire, comme un jeu à somme nulle. Cette initiative, voulue par les deux pays et qui est confirmée un an après l’instauration d’un dialogue stratégique entre les Etats-Unis et le Qatar, rapproche Paris de Doha sans l’éloigner de l’axe saoudo-émirato-égyptien. Son timing est optimal, alors que le Qatar choisit de rester proche de Washington tout en s’ouvrant à d’autres puissances régionales et internationales dont certaines sont ouvertement hostiles à l’influence américaine. Il est confirmé alors que l’Italie, l’Allemagne et le Royaume-Uni, en plus de la Russie et de la Chine, mènent une offensive diplomatique et économique en direction du Qatar et d’autres pays de la zone…

Accompagner le projet d’alliance MESA

Le Département d’Etat vient d’accueillir une réunion de concertations sur le projet MESA, le 21 février, en présence des Etats arabes pressentis pour y être associés : les six Etats membres du CCG, la Jordanie et l’Egypte. La crise du Qatar peut menacer donc la cohésion interne, mais cet ambitieux programme doit relever une série d’autres défis bien plus importants que les caprices des Al Thani ou des Al Saoud ou des Al Nahyan. Cette alliance, destinée à contrer l’influence grandissante de l’Iran, est de nature stratégique et comporte des dimensions politiques, économiques et militaires. Les désaccords et les divergences entre les Etats (qui seront) membres de MESA sont de diverses natures.

Le contexte qui a permis la création du CCG et celui qui voit la création de MESA sont clairement différents, même si dans les deux cas, le projet est Américain et la menace est iranienne. Aujourd’hui, ni les relations avec les Etats-Unis ni la menace iranienne ne sont évaluées et perçues de manière similaire par les huit pays arabes sollicités par Washington. En 1981, après la révolution khomeyniste, le danger iranien était unanimement perçu comme réel et imminent par les six Etats membres du CCG. L’Arabie saoudite, Bahreïn, le Qatar, le Koweït, les Emirats Arabes Unis, et Oman, avaient aussi une même perception de leurs rapports aux Etats-Unis, puissance globale engagée sur la zone. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

La France, puissance moyenne dans un monde bipolaire, avait tissé des liens bilatéraux avec plusieurs des Etats membres du CCG, en plus de sa présence dynamique sur l’ensemble de la zone, y compris en Irak. En 2019, la France reste active sur de nombreux dossiers régionaux, des dossiers qui divisent souvent les futurs membres de MESA. L’instauration d’un dialogue stratégique entre Paris et Doha devrait ouvrir la voie à des initiatives similaires en direction d’autres partenaires arabes. L’intérêt est ici partagé. La France a besoin de maintenir ses relations de coopération avec ses partenaires arabes, maintenant que les Etats-Unis tentent de les intégrer dans un « CCG + 2 ». Ces partenaires arabes de la France rejettent désormais l’idée de s’enfermer dans une relation exclusive avec les seuls Américains dont ils peuvent douter de la pérennité de leur engagement sur la zone.

MESA n’est encore aujourd’hui qu’un projet, et il n’est pas dit qu’il soit effectivement lancé et qu’il s’installe dans la durée s’il l’était. Mais il peut être l’occasion pour la France de rappeler à ses partenaires arabes l’utilité pour eux d’entretenir avec elle des relations de nature stratégique aussi. Cela peut être le cas aussi pour d’autres acteurs régionaux ou internationaux : Iran, Turquie, Russie, Chine, Inde, Pakistan, Royaume-Uni, Italie, etc. Mais, pour la France, l’avantage nous paraît triple : (i) la France a des relations solides et élaborées avec la plupart des pays arabes invités à s’associer à MESA, (ii) la France bénéficie d’une autonomie stratégique qu’elle est en mesure d’offrir à ses partenaires, (iii) la France peut être perçue par Washington comme une alternative à d’autres acteurs internationaux désireux de se rapprocher stratégiquement du « club des huit ».

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