Méditerranée Orientale: Total et Eni projettent d’élargir leur coopération à Chypre


Publié dans le numéro 38 de la LettreM.

A Chypre, le géant pétrolier français Total s’est associé à la compagnie italienne Eni pour présenter une offre pour l’exploration et la production d’hydrocarbures dans le Bloc 7. Un scenario qui confirme et élargit la coopération entre les deux compagnies française et italienne, à Chypre et dans le bassin oriental de la Méditerranée. En effet, les deux compagnies sont partenaires dans le Bloc 6 où Eni a découvert un important gisement gazier début 2018, à quelques kilomètres du Bloc 7, et dans le Bloc 11 où Total a foré en 2017 sans grand succès. Ce partenariat entre les compagnies française et italienne pourrait s’élargir au Bloc 8, et éventuellement s’étendre à d’autres blocs aussi.

Au Liban, où Total et Eni sont partenaires dans l’exploitation des Blocs 4 et 9, Paris et Rome élargissent leur soutien à l’Etat libanais, à divers niveaux, diplomatique, économique, militaire, culturel, humanitaire. On retrouve cet engagement des deux compagnies française et italienne, parallèlement à un engagement grandissant des gouvernements français et italien, en Egypte aussi et en Libye. En Egypte, Eni est un partenaire clé dans le secteur gazier que les découvertes italiennes notamment ont contribué à relancer, permettant au gouvernement égyptien de s’émanciper de la très lourde facture d’importation de GNL. Sur ce marché aussi, où Total est active dans la distribution, le partenariat Total-Eni se limite encore aujourd’hui au seul Bloc North el-Hammad. Tout en étant en concurrence sur le plan commercial, comme cela est visible dans le Golfe notamment, et malgré leurs rivalités d’ordre géopolitique, visibles surtout en Libye, les deux Etats européens méditerranéens créent et alimentent une dynamique constructive dans le bassin oriental de la Méditerranée.

Dans cette zone, à hauts risques, Total choisit de s’associer à Eni, à Chypre et au Liban. Les motivations des deux compagnies sont certes économiques et commerciales avant tout, confortant, pour ne pas dire justifiant parfois, les choix stratégiques des gouvernements français et italien en faveur d’un ancrage plus solide sur la zone. En effet, dans cette partie orientale de la Méditerranée, Français et Italiens ont une lecture suffisamment proche des enjeux géopolitiques immédiats, des menaces et des opportunités, pour agir ensemble, ou pour simplement interagir sur les dossiers.

L’ancrage de Paris et de Rome en Méditerranée orientale

Au Liban, Paris et Rome restent les piliers occidentaux et européens de la FINUL, avec Madrid, et les principaux moteurs des actions européennes et internationales en faveur de la stabilité du pays : CEDRE (initiative économique), Rome-2 (initiative en faveur de la sécurité et de la défense).  A Chypre, les Italiens et surtout les Français sont aussi perçus comme des garanties européennes, derrière les Etats-Unis bien évidemment, face aux menaces turques, des menaces au centre desquelles se retrouvent de facto les enjeux énergétiques d’ailleurs.

La France et l’Italie voient le bassin oriental de la Méditerranée comme une nouvelle frontière, où s’entrecroisent divers enjeux géopolitiques, sécuritaires, humanitaires, énergétiques :  offensive russe, crise migratoire, nouvelle posture iranienne, litiges maritimes impliquant de nombreux pays riverains, approvisionnement en gaz de l’Europe, terrorisme, sécurité d’Israël, etc.

Un risque spécifique et particulièrement pesant que Total et Eni acceptent en choisissant d’exploiter, ensemble, à Chypre et au Liban, des blocs objets de litiges : avec la Turquie dans le cas chypriote et avec Israël dans le cas libanais.

Un risque qui s’est confirmé en février 2018 quand des navires de guerre turcs ont empêché le navire de forage opéré par Eni d’arriver à sa destination dans le Bloc 3, forçant la compagnie italienne à reporter le forage dans ce bloc (et trois autres forages ailleurs) à une date indéterminée. L’incident a eu lieu quelques jours seulement après l’annonce de la découverte de Calypso dans le Bloc 6. La réaction de la Turquie a pris une toute autre tournure. Jusque-là, Ankara se contentait de multiplier les déclarations fermes et vigoureuses, de surveiller et de harceler même les navires de forage ou de recherche sismique, mais subissait comme un fait accompli les opérations. En effet, de nouvelles découvertes pourraient rendre plus viable l’exploitation des ressources offshores qu’elle ne l’était après la découverte du gisement relativement modeste d’Aphrodite en 2011. Cela ne serait pas neutre sur le plan politique, avec le renforcement attendu de la position des Chypriotes Grecs autour de la table des négociations. L’incident de février 2018 montre que les Turcs sont prêts à recourir à des méthodes plus musclées, s’il le faut, pour protéger leurs intérêts et les intérêts des Chypriotes Turcs. D’où l’importance de l’offre présentée par Total et Eni, pour le Bloc 7, malgré l’incident de février 2018 et les menaces turques. Une décision qui parait plus audacieuse encore que celle prise par ces mêmes compagnies en soumettant en 2016, et avant donc l’incident avec les Turcs, une première offre conjointe pour le Bloc 6, qui comprend, comme le Bloc 7, une zone revendiquée par Ankara comme faisant partie de son plateau continental.

Cette décision intéresse forcement de près le Liban, où Total a décroché une licence d’exploration et de production dans le Bloc 9, dont l’extrémité sud est réclamée par Israël. Une situation à risque, encore plus sensible que la situation dans la ZEE chypriote. Total a voulu gérer le risque dès la signature du contrat, en précisant que les opérations seront menées au nord du bloc, à 25 km de la frontière contestée. Une mesure critiquée plus d’une fois depuis par le Hezbollah, qui se montre peu convaincu par les arguments techniques présentés par Total pour justifier le confinement des opérations au nord du bloc. Une mesure qui ne rassurerait pas les Israéliens non plus, même à 25 km de la frontière contestée.

Le Bloc 7 et le facteur politique déterminant

A Chypre, une décision finale sur l’attribution d’une licence pour l’exploitation du Bloc 7 est attendue début 2019, au terme des négociations avec le consortium franco-italien. Le calendrier politique pourrait inciter les autorités chypriotes à accélérer la procédure pour garantir un ultime fait accompli avant la possible relance des négociations entre Chypriotes Grecs et Turcs début 2019. Cela pourrait expliquer le délai de seulement un mois accordé aux compagnies pour exprimer leur intérêt pour le bloc. Un délai qui aurait découragé Exxon à présenter une offre, car insuffisant pour lui permettre d’exploiter les premières indications attendues de son forage au Bloc 10, déterminantes pour ses ambitions futures à Chypre. Les négociations avec le consortium franco-italien devraient aboutir à la signature d’un contrat dans les prochains mois, Nicosie étant plus que satisfaite d’avoir pu attirer une offre pour le bloc 7, malgré le contexte géopolitique.

Au-delà du volet technique, Nicosie est à la recherche d’un muscle politique. Les Chypriotes sont conscients que l’incident du Bloc 3 (et le report d’une série de forages par Eni qui s’en est suivi) n’est pas un évènement isolé et peut se reproduire. Ils s’activent au niveau diplomatique depuis quelques mois pour garantir la protection des opérations d’exploration menées par Exxon dans le Bloc 10. Aucun incident n’est à signaler pour le moment : cela est dû au fait que le Bloc 10 ne comporte pas de zone revendiquée par Ankara, mais certainement aussi au profil de la compagnie qui mène les opérations et au poids politique qu’elle peut revendiquer.

Mais, on peut toujours s’attendre à ce que la Turquie dénonce et réagisse de manière agressive à l’exploration au large de Chypre. La réaction peut aller de l’escalade verbale et du monitoring du site jusqu’au harcèlement. Même des réactions plus musclées ne sont pas à exclure. En plus du contexte géopolitique général, le degré d’agressivité dépendra du lieu des opérations et du profil de la compagnie concernée :

  • Ankara estime que son plateau continental s’étend à certaines zones des blocs 1, 4, 5, 6 et 7. La Turquie serait disposée à aller loin et à faire ce qu’elle juge nécessaire pour défendre ses intérêts sur cette zone.
  • Ankara défend également les intérêts des Chypriotes Turcs qui revendiquent certaines parties des blocs 1, 2, 3, 8, 9, 12 et 13. Depuis 2007, Ankara a surveillé, et parfois harcelé même, les navires menant des opérations sur cette zone. En février 2018, l’intervention de la Marine turque a provoqué l’interruption du programme de forage d’Eni. La Turquie se sent plus confiante à la lumière de ce « succès » et pourrait être tentée de le répéter. La probabilité et l’ampleur dépendront du lieu des opérations et du profil de la compagnie qui les exécute et du muscle politique qu’elle inspire.
  • Ce qui ne laisse, en principe, que le Bloc 10 (Exxon, Qatar Petroleum) et le Bloc 11 (Total, Eni), libres en principe de toutes revendications, qu’elles soient turques ou chypriotes turques. Mais, puisque les ressources offshores appartiennent à toutes les communautés chypriotes, les Turcs et les Chypriotes Turcs soutiennent que la République de Chypre n’est pas compétente pour accorder des licences d’exploration et de production d’hydrocarbures. Une réaction turque aux opérations à venir dans cette zone ne devrait pas non plus être exclue. Là aussi, Ankara se posera la question de savoir si, à un moment donné, elle pourrait se permettre de provoquer la compagnie qui mène les opérations et le pays derrière elle.

Une confrontation frontale n’est pas toujours possible pour les Turcs qui pourraient recourir, à défaut d’une telle confrontation, à des mesures alternatives. Mener leurs propres opérations de forage dans la partie nord de la ZEE chypriote par exemple, fait partie de ces alternatives dont disposent les Turcs dans leur bras de fer avec Nicosie. A Chypre, l’engagement français est apprécié et les dirigeants chypriotes misent sur la capacité de Total à mobiliser, en France, et à disposer, si besoin est, d’un précieux « muscle politique » pour défendre ses intérêts avec l’île. Ils misent également sur la volonté, clairement affichée par Total aujourd’hui, après des débuts hésitants, d’élargir ses activités à Chypre. Ce même raisonnement serait valable pour Total au Liban.

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