France: L’affaire Khashoggi relance la réflexion sur les liens avec Riyad


Publié dans le numéro 35 de la LettreM.

L’assassinat de Jamal Khashoggi n’est pas une affaire passagère. Son impact sur l’image de l’Arabie saoudite sera grand et durable. Désormais, le seuil de tolérance de la communauté internationale à l’égard des dirigeants saoudiens, et à l’égard du Prince héritier Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz, baissera inéluctablement. MBS est en sursis. Il pourrait rester ainsi indéfiniment.

Pour la France, qui adopte une position conciliant valeurs et intérêts, il s’agit de réagir de manière « exigeante » comme le précise le Président Emmanuel Macron, mais proportionnée, comme le démontrent les faits.

Il s’agit aussi pour la France (dont le Président s’est entretenu du dossier saoudien avec son homologue américain le 21 octobre et qui coordonne sa position avec Londres et Berlin et adhère à la position de l’UE) d’élargir ses concertations pour inclure notamment Abou Dhabi et son Prince héritier Mohammad Ben Zayed Al Nahyan. Une couverture arabe, notamment celle que pourrait offrir MBZ, valoriserait la position française vis-à-vis de Riyad et de MBS.

Surtout, la France ne devrait exclure aucune hypothèse pour préparer la gestion de sa posture post-crise, comme devoir traiter pour longtemps encore avec MBS.

Entretemps, les Etats-Unis s’attelleront à sauver le système Saoud en vue de préserver la stabilité du royaume et leurs intérêts stratégiques, de manière tout aussi « exigeante », sinon plus. Ils le font tout en mettant la pression sur l’actuel Prince héritier : pour Washington, la priorité absolue, dans l’urgence, est d’imposer une séparation entre l’Arabie saoudite (et le Roi) et le crime qui a couté la vie à Khashoggi.

The King firmly denied any knowledge of whatever may have happened. The denial was very, very strong. It sounded to me like maybe these could have been rogue killers. Donald Trump, 15 octobre 2018.

Les autres partenaires occidentaux, y compris la France, adhèrent à cette lecture américaine. Par contre, là où l’unanimité fait défaut, c’est autour de MBS et de son avenir politique.

 

La France réagit de manière proportionnée

La France qui a subi, pratiquement, Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz, depuis son coup de palais, devrait probablement continuer à le subir, une fois la poussière retombée. Sa position mesurée, en pleine crise, et son choix de ne pas trop s’exposer, tout en restant ferme et exigeante, devraient lui permettre de préserver ses intérêts avec l’Arabie saoudite et de tirer parti ultérieurement d’une série de convergences diplomatiques entre Paris et Riyad sur les dossiers régionaux. Sauf retournement brutal de la situation.

Alors que la crise Khashoggi s’amplifiait, le Président Emmanuel Macron choisissait « l’attente exigeante », évitant une trop grande exposition de la France et de ses intérêts. Rappelant ses constantes, la France a su rester plutôt discrète au début, un peu à l’ombre des Etats-Unis bien plus directement impliqués. Elle a également pu faire jouer la solidarité européenne, avec une décision collective de suspendre les visites politiques en Arabie saoudite. Cela laissait aussi aux entreprises françaises la liberté de participer à la Conférence économique de Riyad alors que le Ministre de l’Economie et des Finances Bruno Lemaire renonçait à s’y rendre.

Devant les explications peu convaincantes fournies par Riyad, des explications que même le Président américain Donald Trump ne pouvait accepter, la réaction de Paris, de Londres, de Berlin, et celle de la Commission Européenne, devenait plus ferme. Le Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian demandait le 20 octobre, « une enquête exhaustive ».

En pleine tempête, la France choisit la prudence, privilégiant de facto un subtil mélange entre « alliances, valeurs et intérêts ». Elle décide de prendre du recul, autant que possible, et de ne pas s’aventurer dans les premières tranchées de ce qui tend à devenir une bataille générale qui se déroule au rythme d’échéances multiples et variées. Elle attend, en choisissant une prise de risque minimale, et réagit au coup par coup à l’ombre des annonces américaines et en coordination avec celles de ses partenaires européens.

MBS s’est imposé à Paris comme un fait accompli 

Pour les Français, qui avaient longtemps misé sur un respect des règles traditionnelles de succession en Arabie saoudite, et donc sur l’ancien Prince héritier Mohammad Ben Nayef Ben Abdulaziz, Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz n’était pas leur premier choix. Celui qui a marginalisé le Conseil d’Allégeance et court-circuité les rapports de forces au sein de la famille, s’est pratiquement imposé aux Saoudiens et à la communauté internationale. La France l’a accueilli en avril 2018, alors qu’il avait inauguré une purge interne au sein de la famille et dans les milieux d’affaires et religieux, qu’il avait déjà engagé ses troupes au Yémen, imposé un blocus au Qatar, déstabilisé le Conseil arabe de Conseil du Golfe, échoué à remettre pied en Irak, battu en retraite au Levant devant les offensives iraniennes. Cette visite de MBS à Paris tombait surtout quelques mois après l’affaire Hariri, une affaire qui a permis au Président Macron de pratiquer le nouveau Prince héritier. Contrairement à MBN qui a reçu la Légion d’honneur à Paris sous François Hollande, MBS n’a pas bénéficié de cette « tradition diplomatique » sous Emmanuel Macron, malgré les perspectives économiques que le royaume faisait miroiter à la France dans le cadre de ses réformes et de la Vision 2030 de son nouveau Prince héritier.

Le prince héritier saoudien n’en est pas à sa première ni à sa dernière prise de risque. La France a besoin de se préparer au risque d’une confrontation frontale avec Riyad, sur l’un ou l’autre des dossiers qui fâchent, ou bien se résoudre à éviter une telle confrontation coûte que coûte. La question des alliances, des valeurs et des intérêts s’imposera de facto aux diplomates français et au chef de l’Etat lui-même, puisque c’est de la préséance de ces thèmes que dépendra l’action diplomatique de la France en cas de crise. LettreM, n.31, 27 août 2018.

Pour autant, la France traite avec le Prince héritier saoudien comme un fait accompli. Elle traite avec l’Arabie saoudite, son partenaire arabe de référence, et subit MBS. Alors que ses prédécesseurs étaient partagés entre leurs préférences saoudiennes et qataries, le Président Macron penche pour ce qu’il considère comme une valeur sure pour la France : Abou Dhabi et son Prince héritier Mohammad Ben Zayed Al Nahyan. MBZ, devenu avec le temps le premier homme des Américains dans le Golfe, continue d’entretenir une fibre française et l’assume pleinement. Il est aussi celui qui avait le plus misé sur MBS, qu’il parraine presque sur le plan régional et international. Et il est aussi celui qui perdrait le plus avec le risque d’affaiblissement de l’équipe MBS.

Pour la France, la priorité reste à la sauvegarde de ses relations avec Abou Dhabi dont le Prince héritier MBZ était annoncé à l’Elysée le 16 octobre avant d’annuler sa visite après l’éclatement de l’affaire Khashoggi. Afin de diversifier sa prise de risque, la France choisit de maintenir de solides relations avec l’Emir du Qatar cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani, tout en se soustrayant au conflit interarabe, et d’entretenir des rapports engagés avec le sultan Qabous d’Oman, malgré les incertitudes liées à sa succession, et avec l’Emir du Koweït cheikh Sabah el-Ahmad Al Sabah, malgré les pressions que son pays subit de la part de ses encombrants voisins.

Priorité absolue à la stabilité du royaume

L’Arabie saoudite est un poids-lourd de la géopolitique régionale, et de la géopolitique mondiale aussi. Ses partenaires, dont la France, le savent pertinemment et ne prendraient aucun risque pour la déstabiliser. Quant au Prince héritier saoudien MBS, sa présence, s’il est maintenu à son poste de Prince héritier et s’il monte au trône pour un règne qui serait forcément long, ne risque-t-elle pas de devenir problématique pour les intérêts de la France ? Souhaiter son maintien au pouvoir, indéfiniment, tout en espérant ne pas y perdre, ou souhaiter son départ, au risque de provoquer une déstabilisation dangereuse du royaume ?

MBS peut-il être sauvé en fait ? S’il reste au pouvoir, il le devrait alors aux Etats-Unis et à l’administration Trump surtout. Il le devrait aussi à la solidarité arabo-sunnite qui s’exprime aujourd’hui, avec des annonces successives faites à Abou Dhabi, au Caire, Tripoli, Islamabad (dont le Premier ministre Imran Khan est annoncé à la conférence Future Investment Initiative à Riyad), etc. Il le devrait aussi au réflexe national qui joue en sa faveur à l’intérieur du royaume, contrairement à ce qu’auraient espéré ses détracteurs. S’il reste au pouvoir, il le devrait, en premier lieu, à son père le Roi Salman. En effet, c’est au souverain actuel qu’il revient de décider du sort de MBS, son fils préféré sur lequel il a tant misé jusqu’à violer les règles de succession et marginaliser le Comité d’Allégeance.

MBS se maintiendra au pouvoir, sauf si

Devant les pressions, MBS a sacrifié, trop hâtivement semble-t-il, deux de ses plus proches collaborateurs, laissant la voie libre à ses détracteurs pour l’atteindre personnellement. L’offensive médiatique massive contre l’Arabie saoudite s’est poursuivie, avec les encouragements, on s’en doute du Qatar, des Frères Musulmans, de l’axe syro-iranien, et de la Turquie (dont le Président Erdogan se voit comme le grand gagnant dans cette affaire, négociant âprement ses acquis, tactiques et stratégiques, avec les Américains et les Saoudiens), visant MBS directement et sans détours. Pour autant, le Roi Salman ne lâcherait MBS qu’à une double condition : tout d’abord, que les pressions américaines en ce sens deviennent déterminantes ; ensuite, que le Comité d’Allégeance, qu’il convient de ressusciter ou de remplacer de facto par des représentants dociles de quelques clans de la famille, appuie son nouveau montage qui garantirait à son clan le maintien au pouvoir.

Encore faut-il que Salman survive le temps nécessaire pour réorganiser tout cela, et qu’il soit réellement en mesure, intellectuellement et physiquement, de prendre les décisions pertinentes et de les imposer y compris à MBS.

Ce scénario relève, encore aujourd’hui, de la pure fiction : MBS ne conçoit nullement se désister, encore moins être renversé par la famille dont il contrôle désormais les rouages. Celui qui a su faire le ménage autour de lui, comme tout bon autocrate, n’a pas gardé de réelles alternatives immédiates au système qu’il a mis en place.

Préserver valeurs et intérêts…

Encore une fois, la survie politique de MBS dépendrait du Roi Salman, lorsque le souverain aurait perdu tous les recours pour sauver son fils, et du Président Trump, lorsque pour lui les enjeux politiques deviendraient intenables et que les intérêts stratégiques des Etats-Unis seraient directement affectés.

La France, quant à elle, doit envisager tous les scénarios possibles et leurs conséquences sur la stabilité du royaume, sur ses propres intérêts en Arabie saoudite et sur sa posture régionale.

Le maintien du statuquo actuel pour une période assez longue semble être le scénario le plus plausible. Il faut s’y accommoder, sans sacrifier ses valeurs ni ses intérêts. Un exercice auquel la France se prépare. Un scénario qui pourrait servir, in fine, les intérêts stratégiques de la France et de ses partenaires sur la zone, d’autant que l’on imaginerait alors MBS plus à même d’œuvrer à réduire les tensions qu’il a lui-même contribué à attiser : avec le Qatar, au Yémen etc.

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