Publié dans le numéro 33 de la LettreM.
Alors que la France condamnait « avec la plus grande fermeté » l’attentat perpétré en Iran (Ahvaz, 22 septembre), chez son allié aboudhabien on prenait le risque de le légitimer car « une attaque militaire contre une cible militaire n’est pas un acte terroriste ». L’attaque attribuée au Mouvement de la Lutte Arabe pour la Libération de l’Ahwaz, et perçue comme un acte terroriste par Paris qui venait de geler l’envoi de son nouvel Ambassadeur à Téhéran, est pratiquement jugée par Riyad et Abou Dhabi comme un acte de résistance. Lorsque l’attaque était confirmée, les Princes héritiers d’Arabie saoudite et d’Abou Dhabi, Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz et Mohammad Ben Zayed Al Nahyan, se trouvaient ensemble à Taëf, à l’occasion de la fête nationale saoudienne.
Officiellement, les gouvernements saoudien et émirati se sont abstenus de réagir à chaud à cette attaque, alors que les milieux proches de MBS et de MBZ tombaient dans le piège des surenchères anti-iraniennes. Les déclarations les plus tendancieuses et les plus compromettantes reviennent à Abdul-Khaleq Abdullah, un professeur de sciences politiques à Dubaï considéré comme un conseiller de MBZ sur les questions internationales et régionales : pour lui donc, il ne s’agit pas d’un acte terroriste. Porter le combat vers l’intérieur de l’Iran est même un choix assumé à le croire… Abdullah, qui a aussitôt provoqué de virulentes réactions du camp pro-iranien, y compris de la part de l’ancien chef des Gardiens de la révolution Mohsen Rezaee qui occupe aujourd’hui le poste de secrétaire du Conseil de discernement, ne parle pourtant pas au nom d’Abou Dhabi. Il a simplement offert aux Iraniens de la matière pour justifier des propos tels que ceux tenus par le Ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif : « les terroristes ont attaqué l’Ahwaz après qu’un régime étranger les ait recrutés, armés et payés ».
La France, dont les relations avec l’Iran sont en berne, a saisi l’occasion pour montrer une solidarité de principe avec la république islamique qui a certainement apprécié ce geste venant d’un pays qui sort désormais de son cercle d’amitié… Son partenaire arabe du Golfe, Abou Dhabi, a manqué de diplomatie. Son Chargé d’affaires à Téhéran a été convoqué par le Ministère des Affaires Etrangères iranien, alors que les menaces de représailles, y compris contre les « cibles militaires » sur le sol émirati, étaient entendues dans les cercles du pouvoir.
Les intérêts convergents entre Paris et Abou Dhabi cachent mal de profondes divergences qu’on pourrait qualifier de culturelles et qui se traduisent souvent par des incohérences manifestes dans la gestion de dossiers communs. Pour le moment, et dans le contexte actuel, les intérêts de Paris et d’Abou Dhabi restent alignés sur la plupart de ces dossiers, malgré ces incohérences et malgré une appréciation différente de certaines situations et des réactions qu’elles induisent. Qu’en sera-t-il plus tard, si les excès et dérives de l’homme fort d’Abou Dhabi finissaient par affecter son image à Paris et ses relations avec ce partenaire traditionnel hérité du temps du père fondateur cheikh Zayed Ben Sultan Al Nahyan ? MBZ se voit en maître de l’alliance saoudo-égyptienne, sponsor du futur roi d’Arabie saoudite, bailleur de fonds de l’Egypte renaissante, acteur engagé sur les diverses scènes régionales où se dessine l’avenir du Moyen-Orient. Il se voit en garant de l’unité familiale, et de la pérennité de la fédération. MBZ se voit surtout comme le principal allié des Etats-Unis dans la région, tout en s’offrant le luxe de s’ouvrir sur d’autres partenaires et concurrents de Washington, y compris la Chine et la Russie. Saurat-il rester pragmatique, prudent et modeste ? Conservera-t-il à la France la place qui lui revient dans la constellation des alliés internationaux des EAU ?
La France et les EAU sont deux partenaires stratégiques de longue date. Au cours des dernières années, ils ont su élargir le spectre de leurs partenariats, faisant dans l’art, la culture, l’éducation. Dans le domaine militaire, la France a consolidé sa présence directe aux EAU, et assumé son soutien opérationnel aux forces émiraties engagées hors des frontières : au Yémen, en Libye et sur d’autres théâtres d’opérations. Leur vision commune sur des questions régionales stratégiques motivaient une plus grande proximité des Français et Emiratis au Levant, au Maghreb, dans le Golfe, dans le Sahel, etc. Cette convergence de vues doit cependant être entretenue pour la préserver. La pérennité de l’alliance franco-émiratie en dépendra. Dans le contexte actuel, rien ne permet une totale convergence de vues entre Paris et Abou Dhabi sur le dossier syrien, le dossier israélo-palestinien, les Frères Musulmans, le Qatar, la Libye, le Yémen et la Corne de l’Afrique. Mais toute divergence n’implique pas nécessairement un risque d’éloignement et de rupture entre les deux partenaires. L’accumulation de désaccords sur plusieurs de ces dossiers pourrait cependant finir par impacter les relations franco-émiraties. Le dossier iranien, celui du Yémen et celui des Frères Musulmans sont des dossiers parmi tant d’autres que les deux parties doivent gérer avec un minimum de coordination, pour éviter tout clash entre elles. Ces dossiers seront certainement à l’ordre du jour de la prochaine visite à l’Elysée du Prince héritier d’Abou Dhabi Mohammad Ben Zayed Al Nahyan.
MBZ rencontrera à nouveau le Président Emmanuel Macron qui gagnerait à connaître certains traits de caractère de son interlocuteur que les fiches diplomatiques négligeraient le plus souvent, car trop diplomatiques justement.
MBZ : un sage et un visionnaire ou un opportuniste ambitieux ?
Qui est MBZ ? On l’affuble d’une sagesse qu’il aurait héritée de son père, on lui attribue une « vision » pour placer son pays au cœur des enjeux géopolitiques internationaux, on le pare d’un paternalisme rassurant à l’égard de ses sujets, on le gratifie d’une influence certaine auprès de décideurs régionaux dont le turbulent prince héritier saoudien Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz, et on le dit chef de guerre expérimenté pour avoir façonné les Forces armées fédérales dont il est aujourd’hui le vice-commandant. Le prince héritier d’Abou Dhabi cheikh Mohammad Ben Zayed Al Nahyan est surtout un opportuniste et un ambitieux. Mais est-il sage, visionnaire, rassembleur, influent en dehors de ses frontières nationales, chef de guerre efficace ?
Au sein de son clan, MBZ est confiant de l’adhésion totale et aveugle de ses frères à ses projets. Dans le deuxième cercle, les choses paraissent quelque peu différentes. Ses rapports avec son demi-frère l’émir d’Abou Dhabi et Président des EAU cheikh Khalifa Ben Zayed Al Nahyan, diminué par la maladie mais toujours alerte lorsqu’il s’agit de faire respecter ses prérogatives notamment sur le plan financier, sont stables, même si MBZ commence à manifester une certaine impatience à son égard.
Au sein de la fédération, Abou Dhabi assure un leadership incontesté. Pourtant, certaines observations supposent une plus grande vigilance de la part des dirigeants abudhabiens dont les politiques et actions peuvent être questionnées. Le 16 mai, un prince d’al-Fujaïra cheikh Rached Ben Hamad Al Sharqi, fils du gouverneur du petit émirat, qui a fait défection pour demander l’asile politique au Qatar, parlait de tensions entre Abou Dhabi et les autres émirats de la fédération des EAU et d’un ressentiment grandissant à l’égard des Al Nahyan. Le dossier central semble être la guerre du Yémen et les sacrifices exigés aux sujets des petits émirats considérés comme des citoyens de seconde zone. Il s’agit de signaux faibles, à suivre même si, pour le moment, ils n’affectent nullement l’unité nationale et la cohésion au sein de la fédération. Dans les milieux d’affaires à Dubaï, on murmure que les dirigeants de cet émirat, les Al Maktoum, pourtant très proches des Al Nahyan, s’inquiètent de l’emprise toujours plus grande de MBZ sur les affaires nationales et des risques que ses ambitions régionales font peser sur le pays. Le gouverneur de Dubaï et vice-Président des EAU cheikh Mohammad Ben Rached Al Maktoum, qui a renoncé pratiquement aux fonctions régaliennes au profit d’Abou Dhabi, s’inquiète, en effet, de l’impact de la guerre du Yémen sur l’économie nationale, et des répercussions sur son propre émirat du bras de fer engagé par MBZ avec l’Iran. Pour le moment, les axes Nahyan-Maktoum et MBZ-MBR demeurent solides.
Au sein du Conseil arabe de Coopération du Golfe, dans la guerre au Yémen, dans le bras de fer diplomatique avec l’Iran, ou encore dans la guerre ouverte avec les Frères Musulmans, MBZ place les EAU aux premières lignes, aux côtés de l’Arabie saoudite et parfois même devant le royaume. MBZ et MBS, qui maintiennent le blocus contre le Qatar, repensent le CCG dont ils constituent désormais le noyau dur comme le confirme la création d’un Conseil conjoint qui tenait sa première réunion début juin 2018. Ils espèrent mettre au pas l’émir du Qatar cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani, allié indéfectible de l’USCENTCOM mais qu’ils prennent le risque pourtant de repousser dans les bras de l’Iran et de la Turquie (Frères Musulmans), et ne désespèrent pas de dissuader Oman et le Koweït de cultiver une trop grande velléité d’indépendance. Pratiquement, le CCG, dont Washington accueillerait les dirigeants en sommet en 2019, se résume désormais à l’axe saoudo-émirati, au risque de lui faire perdre beaucoup de sa consistance originelle face à l’Iran notamment. D’ailleurs, l’administration Trump est obsédée par ce risque de perdre le CCG qu’elle cherche à étoffer en y associant, dans sa dimension militaire, la Jordanie, l’Egypte et pourquoi pas aussi le Maroc.
MBZ se voit en broker de ces nouveaux arrangements interarabes. Il pousse même MBS à le suivre, et non pas l’inverse comme l’auraient supposé les poids relatifs des EAU et de l’Arabie saoudite. Alors que la rue faisait tomber le gouvernement jordanien, MBZ a appelé à un tour de table des pays donateurs, dont le crédit était accordé par courtoisie et préséance au roi Salman Ben Abdulaziz (sommet de Djeddah, juin 2018). Le 07 août, MBZ se rendait, pour la énième fois, auprès de son allié, contre les Frères Musulmans surtout, le président égyptien Abdel-Fattah al-Sissi : ensemble, ils ont rappelé « l’unité » des EAU et de l’Egypte et leurs relations historiques « qui ne cessent de se renforcer ». Là aussi, MBZ est le parrain du rapprochement entre l’Egypte, libérée des FM, et le nouvel homme fort d’Arabie saoudite. Motivé par sa haine des FM et sa crainte à leur égard, MBZ se place dans le camp opposé à l’axe qataro-turc, soutient de facto le régime Sissi, apporte son soutien au chef de l’Armée nationale libyenne le maréchal Khalifa Haftar, mobilisant à ses côtés MBS, si besoin est. MBZ est aussi le dirigeant arabe qui s’est le plus « américanisé » depuis l’élection de Donald Trump, et il est celui qui émerge et se distingue parmi les alliés arabes de Washington y compris pour soutenir sa politique anti-iranienne ou son engagement pour le deal du siècle entre Israël et les Palestiniens, ou encore pour son implication directe dans la guerre contre le terrorisme islamique. Washington mise sur lui, et sait son influence auprès de l’Arabie saoudite, de la Jordanie, de l’Egypte, du Yémen, de la Libye. Les Américains entendent le maintenir dans leur giron, même lorsqu’il fait jouer son autonomie en s’ouvrant sur la Russie et la Chine, et comprennent sa volonté de préserver ses liens privilégiés avec notamment la France et la Grande-Bretagne. Ils espèrent que MBZ saura s’imposer des limites à ne pas franchir dans ses relations avec la Russie et la Chine surtout…
MBZ n’a pas la sagesse dont on le gratifie, ni la vision qu’on veut lui attribuer, encore moins sa capacité de rassembler au sein du monde arabo-musulman. Il n’a pas non plus les qualités d’un véritable chef militaire. Encore une fois, il a de l’ambition et il est opportuniste. Surtout, il a des moyens. Mubadala, son impressionnant fonds souverain, et une pléthore d’autres bras financiers et économiques tels que DP World qui l’aide à concrétiser ses ambitions maritimes et géopolitiques. Il a aussi ses Forces armées qu’il exploite au service de ses propres ambitions politiques internes et géopolitiques, et qu’il sait équiper auprès de partenaires intéressés et capables de lui offrir les garanties qu’il recherche. Il a le pétrole naturellement, la position géographique de son pays qu’il sait valoriser auprès des acteurs régionaux et internationaux y compris maintenant la Chine dont il vient d’accueillir en grande pompe le président Xi Jinping le 19 juillet à Abou Dhabi (après s’être rendu en janvier en Arabie saoudite, en Iran et en Egypte), et qui saura trouver une place aux EAU (élevés au rang de « partenaire stratégique de Pékin) sur sa nouvelle route de la soie. Il ose désormais se projeter bien plus loin que les frontières naturelles de son Etat, avec l’espoir de compenser ainsi, à travers une présence directe sur les voies maritimes, au Yémen et de l’autre côté de la Mer Rouge, le manque de profondeur stratégique des EAU.
MBZ a de l’ambition, et sait saisir les opportunités qui se présentent à lui. Il a des moyens et sait les exploiter. Cela lui confère, aux yeux de ses amis et partenaires, des qualités qu’il ne possède pas naturellement. Il devient sage, pour savoir assimiler les plus récalcitrants à son règne, rassembleur, pour pouvoir contrôler l’ensemble des leviers internes dont il a besoin, influenceur, pour se valoriser auprès de ses amitiés internationales (même le Canada le sollicite pour intervenir dans le conflit qui l’oppose à l’Arabie saoudite), guerrier pour servir l’intégration de son outil militaire dans d’ambitieuses alliances régionales et internationales… Il est aussi et surtout rigide, égocentrique, susceptible, prétentieux, et surdimensionné… MBZ sera bientôt à l’Elysée, à nouveau. Il a besoin de préserver ses relations avec la France qui a besoin de préserver son alliance stratégique avec Abou Dhabi. Deux partenaires qui ont besoin l’un de l’autre.
Celui qui a aussitôt pris le parti de MBS, contre le Canada, à partir du Caire d’où il a rappelé son refus des ingérences extérieures dans les affaires internes des pays arabes, doit apprécier la retenue de la France lorsqu’il s’agit des questions de droits de l’homme dans les pays amis et alliés. Il apprécie l’engagement de Paris aux côtés de ses forces armées au Yémen, et le soutien sur d’autres dossiers le concernant, même s’il reste sceptique sur ce qu’il a tendance à percevoir comme une trop grande bienveillance française à l’égard de ses ennemis jurés : les Frères Musulmans. La France se retrouve dans son alliance stratégique avec Abou Dhabi, et dans les relations privilégiées qu’entretiennent les Al Nahyan avec les locataires successifs de l’Elysée : les EAU ont (presque) tout du partenaire modèle pour les Français. MBZ a aussi désormais de grandes ambitions régionales et internationales auxquelles la France peut contribuer, surtout si elle réalise les efforts qu’elle doit consentir pour ne pas se faire doubler par la concurrence ou se faire court-circuiter par des interférences de plus en plus déstabilisatrices (conflit avec le Qatar, le dossier des FM, les relations avec l’Iran, etc.).