Le 7 avril 2017, le Président américain Donald Trump ordonnait le bombardement de la base syrienne de Shuayrat, en représailles à l’attaque chimique menée par les troupes du régime syrien contre Khan Shaykhun le 4 avril. Pour Trump, empêcher la détention et l’emploi d’armes chimiques est vital pour la sécurité nationale des Etats-Unis. Il fallait donc réagir. Washington, dont c’était la première frappe contre le régime depuis le déclenchement de la crise syrienne, a choisi de bombarder l’aéroport dont sont partis les avions responsables des attaques chimiques. Les 49 Tomahawks lancés à partir de la Méditerranée ont fait 16 morts : sept militaires et neuf civils. L’aéroport visé était aussitôt à nouveau opérationnel. L’action américaine, coordonnée avec les Russes, était unilatérale, et n’engageait pas les alliés de la coalition anti-Daech.
Le 7 avril 2018, soit un an après, jour pour jour, des armes chimiques étaient employées à Douma. La réaction de la communauté internationale est différente cette fois, à divers égards. La rhétorique ordinaire sur les questions humanitaires et sur les intérêts nationaux vitaux des Etats-Unis est aussitôt brandie, alors qu’un tour de table est rapidement monté regroupant Américains, Français et Britanniques, et que les canaux de coordination avec Moscou et les acteurs alliés régionaux sont vite activés.
Dans la forme, la réaction est différente : une coalition de trois pays occidentaux (au lieu des seuls Etats-Unis), plusieurs cibles simultanées (au lieu d’une seule), une volonté ferme de frapper les capacités chimiques du régime (les centres de recherches au lieu des seules infrastructures logistiques), des armes variées (au lieu des seuls Tomahawks lancés par les navires américains), une coordination minimale avec les Russes (qu’expliquent les tensions actuelles entre Moscou et l’Occident). Les résultats de ces frappes et leurs conséquences stratégiques sont également différents.
Dans cette note, MESP s’intéresse aux explications, parfois superficielles mais bien parlantes, fournies à chaud par les analystes et les experts, et par les acteurs directement concernés : retarder le round final entre le régime et l’Etat Islamique, extérioriser les difficultés politiques internes (Trump, May, Macron), accentuer la pression sur la Russie, répondre aux attentes des alliés arabes stratégiques (le Prince héritier saoudien vient de visiter Londres, Washington et Paris) etc.
Dans cette note réservée à ses clients, MESP s’attarde surtout sur les enjeux stratégiques de ces frappes, et sur leurs motivations profondes dans le contexte actuel.
Au cœur de ces enjeux : la présence militaire iranienne en Syrie et au Levant.
En effet, cette (re)mobilisation de la coalition internationale, qui achève, à son rythme, sa mission contre l’Etat Islamique, semble viser l’après-Daech justement et la présence iranienne en Syrie et au Liban. La guerre en Syrie, au lieu de provoquer le départ du régime pro-iranien, débouche, à l’évidence, sur une concrétisation solide de l’arc chiite allant de Téhéran vers Beyrouth en passant par Bagdad et Damas. Cela n’est en aucun cas tolérable dans le Levant post-Daech, ni pour les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux, ni pour Israël (qui vient d’envoyer un message militaire clair aux Iraniens en bombardant leur base à T-4), encore moins pour les Etats arabes ou même la Turquie (qui s’accommode provisoirement de l’offensive iranienne).
La bataille pour déstabiliser la présence iranienne au Levant se déroulera sur plusieurs fronts : le front militaire syrien en est un, tout comme l’Irak, qui reste une priorité absolue pour l’Iran malgré un repli relatif et pragmatique, et le Liban où tout est mis en place, ou presque, pour contenir l’influence grandissante du Hezbollah pro-iranien (via les urnes et la recomposition des alliances politiques post-électorales, la contre-offensive saoudo-arabe et franco-américaine, les freins à l’offensive russe, l’ouverture annoncée du chantier de la stratégie de défense, etc.).
En Syrie, l’offensive visant à affaiblir, en vue de l’éliminer, la présence iranienne, sera progressive et multiforme. Seule une coordination stratégique avec Moscou, et une révision générale par les deux piliers du monde arabe, l’Arabie saoudite et l’Egypte, de leur approche du dossier iranien, permettraient d’éloigner Damas de Téhéran. On n’en est pas là encore aujourd’hui. Mais, c’est sous cet angle-là qu’il faudrait peut-être percevoir la décision israélienne d’ouvrir le front iranien sur le sol syrien et celle de l’axe américano-franco-britannique de neutraliser les armes non conventionnelles qui pourraient venir consolider l’arsenal du Hezbollah et des milices chiites coordonnées en Syrie et au Liban par les Pasdarans (sans s’en prendre directement au « système » baasiste et au régime lui-même). Cela peut être perçu, en effet, comme une étape obligée pour affaiblir progressivement l’Iran sur la scène syrienne et levantine, en éliminant, dès aujourd’hui, le potentiel chimique de ses unités combattantes sur la zone. Si tel était le cas, ce ne serait que le début d’un long et périlleux bras de fer entre l’Iran et ses milices chiites d’une part, et le camp adverse (Arabie saoudite, Israël, Etats-Unis, France, etc.) d’autre part, en Syrie (et au Liban), avec ce que cela signifie comme interférences de la part de la Russie et d’autres acteurs régionaux.