Publié dans le numéro 9 de la LettreM, 12 septembre 2017.
En confiant à l’Ambassadeur Bertrand Besancenot une mission pour “débloquer la crise” persistante entre le Qatar et ses voisins arabes, la France ne se montre-t-elle pas à la fois (trop) ambitieuse et (légèrement) imprudente ?
L’offensive présidentielle américaine, avec le blocage de la médiation koweïtienne, laissera-t-elle aujourd’hui une place à une intervention diplomatique française dans le contexte régional et international actuel ? L’opportunisme russe, ou encore allemand, ne réduit-il pas encore plus la marge de manœuvre de la diplomatie française ?
En fait, la nomination par la France d’un émissaire pour suivre ce délicat dossier ne serait-elle pas aussi une façon pour elle d’éviter une implication risquée dans un bras de fer entre ses propres alliés et qui risque de déborder à tout moment ?
Une crise devenue internationale et complexe
La crise, qui s’est très vite internationalisée, et qui s’est surtout complexifiée, n’est plus à une initiative près. Et ce n’est pas une initiative française, limitée dans le temps et confiée à un Ambassadeur, qui risque de la sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouve actuellement. L’ambition française paraît clairement inaccessible et démesurée si la mission de Besancenot était, réellement, de débloquer le conflit qui s’enlise. En prenant cette initiative, la France se veut en même temps prudente. L’est-elle suffisamment ?
La France, qui a su rester au-dessus de la mêlée depuis le déclenchement de la crise entre ses alliés arabes de référence, semble consciente des limites de son action éventuelle, maintenant que le Président américain Donald Trump met tout son poids et intervient personnellement, et que les Russes semblent revenir à la charge, sans réel succès pour l’instant. Elle l’était depuis le début, et elle misait sur un dénouement rapide de la crise pour éviter l’embarras devant l’un ou l’autre des deux camps.
En nommant comme émissaire pour le Golfe un diplomate bien connu à Riyad et à Doha, le Président Emmanuel Macron et son Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian se libèrent en quelque sorte de la tentation d’être en permanence sollicités sur ce dossier avec les risques que l’on sait inévitables sur les intérêts français, lorsqu’il s’agit d’intervenir entre des dirigeants susceptibles et capricieux.
Comment rester visible, prudent et pragmatique ?
La France a donc l’ambition de rester dans le jeu, pour rebondir le moment venu et retrouver sa place au sein d’un camp arabe réunifié et apaisé. L’Elysée et le Quai d’Orsay choisissent la visibilité, sans excès, en nommant un émissaire dédié à ce dossier. Ce dernier ne risque-t-il pas, dans le contexte présent, de devenir, de facto, un rapporteur impuissant et un commentateur sans résonance ?
Au moins, Besancenot, qui a ses entrées royales à Doha et Riyad, aura moins de pression sur ses épaules… Celui dont on disait, avant la crise, qu’il sera, en quittant son poste à Riyad après une mission inédite de neuf ans, l’ambassadeur de l’Arabie saoudite en France, ne sera pas pressé d’obtenir un résultat pour une médiation qui ne lui sera finalement pas confiée officiellement.
Le timing de cette (timide) initiative serait-il bon ou mauvais ?
Une question s’impose ici : la France a-t-elle choisi le bon timing pour lancer une initiative en direction du Golfe ? Pensait-elle le moment opportun, alors que la médiation koweïtienne se trouve dans l’impasse, et que les Américains s’impatientent, pour se risquer dans une initiative diplomatique après de longs mois d’hésitations ?
La crise nord-coréenne, les tensions en Europe entre l’Otan et la Russie, l’intensification de la guerre contre l’Etat Islamique, le nouveau bras de fer autour de l’accord nucléaire iranien, la menace terroriste mondiale, et de nombreux autres dossiers stratégiques de nature globale, relativisent normalement cette mini-crise aux yeux de la communauté internationale et des Etats-Unis. Les deux camps, celui du Qatar et celui coordonné par l’axe saoudo-émirati, auraient bien pu, dans ce contexte, accueillir favorablement une médiation française sérieuse et solide. Pourtant, ce n’est pas le cas aujourd’hui.
En effet, cette crise, devenue régionale et internationale, est sortie de son contexte de départ, celui de simples rivalités au sein du monde arabe. Elle est devenue régionale donc, avec l’entrée en lice d’acteurs tels que l’Iran (qui fait preuve d’un pragmatisme certain face à l’Arabie saoudite) et la Turquie (qui fait preuve d’un opportunisme évident).
L’implication dans cette crise aussi d’acteurs transnationaux, notamment les Frères Musulmans qui trouvent ici un théâtre d’affrontement avec Abou Dhabi et Le Caire (et dont le prédicateur vedette basé à Doha Youssef al-Qardaoui vient de voir son nom levé de la liste des personnes recherchées par Interpol), et le jeu des alliances islamiques auquel on assiste à la faveur de cette crise (le Pakistan qui se rapproche du Qatar, les implications sur les conflits au Yémen, en Syrie, etc.), sont autant d’éléments qui dénaturent ce conflit initialement interne et qui aurait pu se régler à la bédouine même…
L’entrée en jeu de la Russie, qui y voit une opportunité pour avancer sur la scène régionale, et d’autres puissances internationales, comme la Chine, l’Inde, etc., est venue ôter définitivement le caractère local et interne à cette crise.
Les enjeux de cette crise dépassent désormais le seul cadre saoudo-qatari ou celui du Conseil arabe de Coopération du Golfe ou même le cadre strictement arabo-islamique. Ils concernent désormais les équilibres régionaux (Turquie vs camp arabo-sunnite, entre les deux rives du Golfe : Iran vs CCG), la sécurité du trafic maritime et les approvisionnements énergétiques, la guerre contre le terrorisme, la posture militaire et stratégique américaine sur l’ensemble de la zone, les rivalités russo-occidentales et sino-occidentales, la stabilité de la Corne de l’Afrique, les dossiers sensibles impliquant les deux camps en Libye, en Syrie, en Irak, etc.
Cette crise ne pouvait plus être négligée, ni traitée à la légère. Pas à Washington en premier lieu.
Montée en puissance de la diplomatie américaine : Donald Trump
La diplomatie américaine ne cesse de monter en puissance, avec une répartition des rôles entre le Département d’Etat et le Pentagone, et une coordination très étroite entre la Maison-Blanche et le médiateur koweïtien. Si tous les acteurs de la crise souhaitent une implication américaine plus grande et plus efficace pour les sortir de cette mauvaise passe, aucun d’eux ne semble, encore aujourd’hui, disposé à accepter les inévitables concessions pour permettre un déblocage rapide.
La médiation koweïtienne, arrivée à une impasse comme en témoignent les discussions que vient d’avoir l’Emir Sabah el-Ahmad Al Sabah avec le Président Donald Trump à la Maison-Blanche, doit céder la place à cette plus grande implication personnelle de Trump. Le Président américain assume et intensifie ses contacts avec les acteurs régionaux, allant jusqu’à s’entretenir par téléphone deux fois en une dizaine de jours avec le Roi Salman Ben Abdulaziz et deux fois aussi avec le Prince héritier Mohammad Ben Salman.
L’entretien téléphonique surprise (08/09) entre l’Emir du Qatar cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani et le Prince héritier saoudien Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz, qui a eu lieu vraisemblablement avec les encouragements de Washington (il a eu lieu à l’initiative du Président Trump selon QNA, à l’initiative du Qatar selon SPA), n’a finalement pas permis un déblocage de la situation. Après une première escarmouche autour des interprétations, tendancieuses des deux côtés, des propos de l’Emir Sabah el-Ahmad Al Sabah à l’issue de ses discussions avec Trump à Washington, le même scénario se répétait après l’entretien téléphonique entre Mohammad Ben Salman et Tamim Ben Hamad (Riyad accusant l’agence de presse officielle qatarie QNA de déformer les propos de Mohammad Ben Salman et le contenu de son entretien avec Tamim Ben Hamad).
Cela se traduit aujourd’hui par de nouvelles tensions entre les deux camps, avec des exigences toujours aussi fermes de la part du quartet à l’égard du Qatar sommé désormais d’annoncer publiquement et clairement sa position pour éviter le double langage dont Tamim Ben Hamad est accusé…
Enlisement ou dialogue ?
Malgré ces signes de tensions, il n’est pas impossible que l’on soit dans la dernière ligne droite avant l’ouverture d’un dialogue direct entre les deux camps, à condition que soient levées les conditions préalables justement…
Si le médiateur koweïtien ne semble pas en mesure d’infléchir les positions des uns et des autres, l’allié américain se dit tout à fait prêt à user de sa capacité d’influence pour le faire, même s’il ne peut offrir aucune garantie de succès encore aujourd’hui…
Le Président Trump, qui misait sur la prise de contact entre les jeunes dirigeants saoudien et qatari pour qu’un dialogue direct soit enfin ouvert, a immédiatement réagi au regain de tension qui s’en est suivi : il a appelé, dès le 09/09, le Prince héritier saoudien Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz, le Prince héritier d’Abou Dhabi cheikh Mohammad Ben Zayed Al Nahyan et l’Emir du Qatar cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani, soulignant l’importance pour les Etats-Unis de préserver l’unité de ses alliés arabes afin de consolider la stabilité régionale et de faire face à l’Iran.
Le 10/09, c’est au tour des Russes de se manifester à nouveau : le Roi Salman (qui pourrait se rendre prochainement à Moscou) a reçu le Ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov, dans son palais d’Assalam à Djeddah, qui l’a pressé de trouver une solution diplomatique à la crise, et qui s’est dit disposé à intervenir auprès des diverses parties… Lavrov, dont le pays profite de cette crise pour consolider son positionnement régional, a souhaité, lui aussi, que soit préservé le CCG dans l’intérêt de la stabilité régionale…
Emissaires ?
Selon la version rapportée par QNA (08/09), de l’entretien téléphonique MBS-TBH, le Prince héritier saoudien a proposé et l’Emir du Qatar a accepté la nomination de « deux émissaires pour trouver une solution aux questions controversées dans le respect de la souveraineté des deux pays ». Qui seraient ces deux émissaires ?
Jouer la montre n’est bon pour (pratiquement) aucune partie
Le Prince héritier saoudien qui prépare une visite officielle en France (septembre), alors que son père le Roi Salman Ben Abdulaziz se rendrait (début octobre) en Russie, a d’autres préoccupations plus pressantes pour lui, même si son conflit avec le Qatar est en train de virer à l’obsession… Il doit superviser la révision, sous la contrainte semble-t-il, de son National Transformation Plan en vue de l’annoncer au cours des prochaines semaines. Surtout, il doit poursuivre les préparatifs de l’abdication (attendue incessamment semble-t-il) de son père en sa faveur.
Entretemps, l’Emir du Qatar, qui vient d’inaugurer le plus grand port de la région comme un signe de sa détermination à sortir de son isolement, s’apprête pour sa part à se rendre en visite officielle en Allemagne (et non pas en France où il était annoncé avant le déclenchement de la crise), à l’invitation de la chancelière Angela Merkel qui assume désormais ouvertement son penchant en faveur de l’émirat… Ses Ministres-lobbyistes, et avec à leur tête le Ministre des Affaires étrangères cheikh Mohammad Ben Abdelrahman Al Thani, poursuivent quant à eux leurs rencontres de haut niveau avec les dirigeants internationaux (Mohammad Ben Abdelrahman vient de transmettre un message de Tamim Ben Hamad à la PM britannique Theresa May). Business as usual pour les deux camps, en attendant de se retrouver autour de la table des négociations et de commencer les concessions et les compromis, sous une probable supervision américaine directe…
Le temps ne joue pas en faveur de la France qui pourrait, sous la pression, soit renoncer à sa timide initiative, soit la transformer en une véritable médiation. Dans les deux cas, ce serait pour les Français une prise de risque supplémentaire dont ils se passeraient facilement…
Publié dans le numéro 9 de la LettreM, 12 septembre 2017.