Pragmatisme. Au Moyen-Orient, c’est le leitmotiv du moment, et il semble contagieux. Le sommet de Riyad est un sommet de pragmatisme, avec des représentants de plus d’un milliard de musulmans (à l’exception notoire de l’Iran) réunis autour du Président américain Donald Trump arrivé à la Maison Blanche par la voie express de l’anti-islamisme. L’Arabie saoudite, le Monde islamique et les Etats-Unis se redécouvrent « stratégiquement alignés » dans la lutte contre le terrorisme, et « économiquement interdépendants » … La délégation d’affaires accompagnant Trump à Riyad, les centaines de milliards de dollars de contrats civils et militaires engagés, et la « Vision 2030 » imaginée par l’ambitieux vice-prince héritier saoudien Mohammad Ben Salman Ben Abdulaziz pour réussir son « programme de transformation nationale », sont la partie visible de ce pragmatisme partagé. L’encerclement de l’Iran, la normalisation avec Israël, l’écrasement de l’Etat Islamique, le règlement des crises syrienne, irakienne, yéménite, libyenne, en font partie également.
Mais si l’on pousse plus loin le raisonnement, on comprend que le pragmatisme des uns et des autres suppose aussi des alternatives et des plans B, à chaque fois qu’un plan A deviendrait incertain. Concrètement, et malgré le tsunami américain qui happe l’Arabie saoudite et qui atteindrait ses partenaires arabo-musulmans, un tour de table de partenaires et alliés internationaux restera utile, voire nécessaire, pour les dirigeants saoudiens et arabes qui y verraient une multiplication de leurs polices d’assurances…
La France, puissance moyenne et dynamique, choisira-t-elle de s’éclipser devant le forcing américain qui frappe aux portes des alliés de référence de Paris (Arabie saoudite, Qatar, Emirats Arabes Unis, Egypte, etc.) et d’alléger sa présence directe, au risque de perdre durablement de son influence dans une région proche et importante ?
Pragmatisme. A Paris aussi, cela semble être le mot d’ordre du nouveau pouvoir, et cela est visible à plus d’un niveau : choix du Premier ministre, composition du gouvernement, constitution des équipes élyséennes, priorités du calendrier, visites à l’étranger, rencontres diplomatiques, etc. Les partenaires arabes de la France l’ont souvent sollicitée ces dernières années par défaut (plan B lorsqu’on doutait du plan A américain), avant de la retenir par les intérêts et les sentiments. Il n’y eût pas que des succès, avec, souvent, des incohérences des deux côtés, et surtout de la part d’une France dont le mécanisme décisionnel connaissait parfois des ratés… Le Président Emmanuel Macron affiche un pragmatisme qui suscitera, sans aucun doute, quelques interrogations et même des inquiétudes auprès des partenaires arabes qui pensaient infléchir les politiques françaises suivant leurs propres intérêts du moment, et à un moindre coût…
Même s’il n’est pas « dans sa zone de confort » lorsqu’il revêt l’uniforme militaire ou lorsqu’il doit gérer les dossiers complexes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, Macron a montré, au tout début de son mandat, une détermination sans faille à récupérer ses prérogatives présidentielles et à les centraliser à l’Elysée. La Défense, dans sa dimension stratégique, et européenne, revient à l’Elysée et ne peut plus souffrir d’une gestion par procuration.
Son nouveau voyage, au Mali, après celui de Berlin où il était accompagné de son (super) conseiller diplomatique Philippe Etienne (avant l’annonce du gouvernement), est l’occasion pour le Président de s’exercer à l’action diplomatique qu’il ne maîtrise pas, avec la rencontre de son premier chef d’Etat en la personne d’Ibrahim Boubacar Keïta. C’est aussi l’occasion de se présenter en chef des Armées, sur le terrain extérieur. Enfin, c’est surtout l’occasion pour lui d’arbitrer entre deux Ministres qui pourraient, pour une raison ou une autre, se retrouver en mal de coordination sur des dossiers importants…
Le Ministère de la Défense devenu Ministère des Armées, est confié à Sylvie Goulard, député européen, avec comme mission principale la gestion des affaires courantes des Armées et une réflexion sur la Défense commune européenne. Le (super) Ministre de la Défense sortant Jean-Yves Le Drian, très apprécié et soutenu par les militaires et le Complexe Militaro-Industriel, se retrouve aux Affaires étrangères, avec un Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Le Drian, qui accompagnait le 19/05 le Président de la république dans son déplacement auprès des troupes de l’opération Barkhane, ne désespère pas de se positionner à l’intersection de la diplomatie et de la défense, avec l’ambition de compenser l’effritement évident de son influence. Cela ne serait pas sans risque pour l’harmonie de l’équipe présidentielle. La Ministre des Armées faisait partie du voyage à Gao, naturellement, pour s’enquérir de l’état des troupes en Opex (elle s’est rendue ensuite auprès des militaires de l’opération Sentinelle), faisant surtout de la figuration pour le moment.
Sur le Moyen-Orient, quelques signaux faibles supposent une détermination de l’Elysée à élaborer les grandes lignes stratégiques, qu’elles soient diplomatiques, militaires, économiques, etc.
Le Président Macron, qui s’est (très brièvement) initié aux dossiers moyen-orientaux à l’occasion des visites qu’il a effectuées au Liban et en Algérie en pleine campagne présidentielle, a eu d’autres occasions de s’intéresser aussi à la région et aux relations arabes de la France. Au lendemain de son élection, il a reçu deux appels téléphoniques, en provenance d’alliés arabes historiques : l’un du Roi du Maroc Mohammad VI (toujours aussi susceptible sur la question du Sahara occidental) et l’autre du Roi d’Arabie saoudite Salman Ben Abdulaziz (toujours aussi désireux de préserver l’alignement de la France sur les positions saoudiennes, même lorsqu’il s’apprête à « prêter allégeance » à un certain Donald Trump…). Il a reçu les félicitations de la plupart des dirigeants de la région, y compris, bien évidemment, du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu (qui avait besoin de se rassurer rapidement sur les intentions de la France à l’égard des solutions prévues au conflit israélo-palestinien) et du Président iranien (qui jouait sa réélection) Hassan Rouhani (dont la réélection confirme le pragmatisme aussi du peuple iranien dans le contexte actuel). Il s’est entretenu au téléphone, le 22/05, avec son homologue libanais Michel Aoun (projet de visite à Paris en cours).
Sur l’Iran d’ailleurs, la réactivité de l’Elysée est à saluer. Sans attendre, le 21/05, et alors que Trump consacrait le renouveau de l’alliance stratégique entre Washington et Riyad, le Président Macron adressait ses félicitations à Rouhani, souhaitant (communiqué de l’Elysée) que « ce nouveau mandat confirme l’amélioration des relations anciennes entre la France et l’Iran ». C’est un communiqué « présidentiel », « macronien », pragmatique et constructif… Après cet échange de communiqués entre Rouhani et Macron, les deux hommes ont eu (le 22/05) une conversation téléphonique axée, selon les agences de presse iraniennes (ISNA), sur (i) la coopération entre Paris et Téhéran pour régler la crise syrienne (sur ce dossier, Paris venait de démentir son intention de rouvrir son Ambassade à Damas comme le rapportait le quotidien saoudien al-Hayat le 22/05), (ii) la coopération pour combattre le terrorisme, et (iii) le souhait de Rouhani de voir l’Europe (et la France donc) refuser de s’aligner sur la position (radicale exprimée à Riyad) du Président américain Donald Trump vis-à-vis de l’Iran. (Lire : « E-Diplomacy »).
La Syrie s’impose, à nouveau aussi, à la France, et le Président Macron semble prendre conscience des dérives de la phase précédente, celle d’un alignement aveugle sur les vues saoudiennes jusqu’à pêcher parfois par excès de zèle (y compris à l’égard de ses propres alliés américains et européens…). Le sujet était abordé lors de l’entretien téléphonique (18/05) entre les Présidents Macron et Vladimir Poutine. L’effet boomerang ne s’est pas fait attendre, puisque, le même jour, le Ministre syrien des Affaires étrangères Fayçal al-Moqdad conseillait Macron de « s’éloigner de la malédiction syrienne » et de « ne pas répéter l’échec de ses prédécesseurs » … Sur ce dossier, la France se retrouve quelque peu marginalisée, avec la consolidation des positions russes et le retour en force de Washington. Que fera la France ? Que fera l’Elysée ? Que (ne) fera (pas) le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères où Jean-Yves Le Drian maintient ses priorités de la Défense : en finir avec Daech avant de passer à la suite, et où son dircab l’Ambassadeur Emmanuel Bonne, un des diplomates ayant travaillé pour le candidat Macron (actuellement Ambassadeur à Beyrouth, il a été responsable de la zone MOAN au Quai d’Orsay et conseiller diplomatique de François Hollande), pourrait avoir d’autres priorités… ? Macron tranchera (lire : « La France vue par les 24 »).
Il devra le faire aussi sur le très complexe dossier iranien, sur celui des Frères Musulmans, en planchant sur les mesures à exiger des partenaires qataris et saoudiens pour lutter efficacement contre le financement du terrorisme et l’islam radical en Europe, sur la question israélo-palestinienne, du Hezbollah, etc.
La Libye illustre aussi le risque de divergences entre deux tendances au sein du pouvoir français : l’ex-Ministre de la Défense dont les troupes soutenaient, sur le terrain, le chef de l’Armée Nationale Libyenne le maréchal Khalifa Haftar (soutenu par deux alliés arabes de la France : Le Caire et Abou Dhabi, et par Moscou), préconise, maintenant qu’il est aux Affaires étrangères, d’associer Haftar et son Armée aux projets imaginés actuellement pour une sortie de crise en Libye, aux côtés du Premier ministre Serraj soutenu par la France sous Hollande (et que soutient aussi l’ONU). Là aussi Macron devra trancher (lire : « Spotlight »).
Au Moyen-Orient, les dossiers pressants sont nombreux où le Président et l’Elysée devraient très vite s’imposer et arbitrer entre des orientations qui pourraient aller même à contresens l’une de l’autre. Ici aussi le pragmatisme devrait prévaloir, dans l’intérêt de la France. L’ancien Ministre de l’Economie, aujourd’hui Président de la république, chef des Armées et « diplomate en chef », saura-t-il tirer parti du contexte géopolitique actuel au Moyen-Orient pour mener une opération de repositionnement réussie de la France ? Que choisira-t-il : la continuité sur les dossiers du Moyen-Orient, la rupture, le changement dans la continuité ? S’il y a une première leçon qu’il convient de tirer des expériences récentes, lorsque le pouvoir à Paris était traversé par des opinions parfois contradictoires, et lorsque l’idéologie déformait la réalité, c’est celle de la « cohérence stratégique » qui devrait guider les actions de la France sur la zone.
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