Le Premier ministre désigné Tammam Salam et le Président de la république Michel Slaiman ont, effectivement, une formation gouvernementale prête. Mais iront-ils jusqu’à l’imposer à la classe politique? Quels sont les vrais enjeux de ce gouvernement?
Tout d’abord, il s’agit d’un gouvernement qui est supposé succéder et remplacer le gouvernement démissionnaire de Najib Mikati (dont on ignore toujours aujourd’hui les vraies raisons de sa démission), afin de gérer des questions urgentes dont la sécurité en premier lieu, et de préparer l’élection d’un nouveau Président (mai) et la tenue d’élections législatives.
L’élection d’un nouveau Président dépend, insiste-t-on à Beyrouth, des évolutions syriennes : le maintien, en force, de Bachar el-Assad au pouvoir favoriserait un Slaiman Frangieh (ami personnel) ou un Michel Aoun; le départ du Président syrien avantagerait un Samir Geagea (chef des Forces Libanaises, fer de lance chrétienne de l’offensive saoudienne contre Damas); une situation médiane pourrait ouvrir la voie à des compromis et avantager un Amine Gemayel (ancien Président de la république, qui se retrouve, grâce à de brillantes manœuvres, à égale distance des diverses parties) ou un Jean Obeid (ex-Ministre des Affaires étrangères sous l’occupation syrienne, et qui demeure accepté aujourd’hui et par les Chiites, notamment Nabih Berri, et par les Sunnites, en fait l’Arabie saoudite); une urgence sécuritaire favoriserait l’élection du général Jean Kahwaji (commandant de l’Armée, et qui aurait, en plus, un budget saoudien de $3md pour solliciter l’aide militaire de la France), et une urgence financière avantagerait le gouverneur de la Banque centrale Riad Salamé (l’effet psychologique l’avantagerait en fait, bien plus que les réalités économiques).
La Présidence de la république est le poste le plus élevé auquel peuvent encore prétendre les Chrétiens et les Maronites en particulier, malgré l’accord de Taëf qui a transféré l’essentiel des prérogatives présidentielles au Conseil des ministres réuni, présidé par une personnalité sunnite. Pour les Sunnites donc, l’élection d’un nouveau Président n’est pas une urgence absolue. D’ailleurs, le basculement du Président Slaïman vers le camp du 14 Mars pro-saoudien favorise sa reconduction, en théorie encore pour le moment. Quant aux Chiites, du camp du 8 Mars, le partage éventuel du pouvoir exécutif avec les Sunnites au sein d’un gouvernement (d’union) et le “gel” du Parlement (présidé par Berri, chef du mouvement Amal, allié du Hezbollah), rendent aussi l’élection d’un nouveau Président secondaire. Encore faut-il avoir la possibilité de s’associer au gouvernement (par solidarité avec Aoun, les Chiites affirment refuser d’entrer au gouvernement sans les Chrétiens).
Selon ce qu’il a été avancé, il paraît que seuls les Chrétiens et les Maronites tiennent à la Présidence. Surtout, lorsqu’il est question d’un gouvernement musulman (sunnite-chiite) qui gère l’Exécutif en l’absence d’un Président (maronite) et avec un Parlement toujours contrôlé par Berri (chiite). Cela explique la mise en garde adressée par l’Eglise maronite : tout gouvernement qui n’intègre pas les deux composantes chrétiennes maronites les plus représentatives (le Courant Patriotique Libre et les Forces Libanaises qui ont, par ailleurs, des raisons différentes pour poursuivre leurs manœuvres politiques aujourd’hui) serait illégitime et violerait le pacte national. Car, en effet, l’idée, que soutiendraient désormais les sponsors régionaux des Sunnites et Chiites libanais (Riyad, Téhéran), serait de tolérer la constitution d’un gouvernement de fait accompli (en excluant les courants chrétiens les plus forts et les plus représentatifs) et de laisser vacante la présidence de la république, pour le moment.
L’Arabie saoudite et l’Iran sont en guerre ouverte sur plusieurs scènes régionales : Syrie, Irak, Yémen. Au Liban, ces deux pays semblent hésiter à s’embarquer dans une guerre frontale, et se contentent d’une guerre de services (assassinats et attentats) ou d’accrochages limités par milices interposées. Cela peut favoriser une cohabitation, tendue certes, entre pro et anti saoudiens et pro et anti iraniens. Cela peut pousser les plus frustrés, aujourd’hui les sunnites salafistes, à se radicaliser davantage et à opter pour la violence. Cela semble en cours, ce qui mobilise la communauté internationale autour de l’Armée libanaise. Les Sunnites, modérés, ceux qui répondent encore à l’ex-PM Saad Hariri et à l’Arabie saoudite, seraient convaincus de l’utilité de siéger dans un gouvernement, aux côtés de leurs adversaires Chiites pro-iraniens et pro-syriens, en attendant… Les Chiites aussi, et surtout pour espérer contenir la montée en puissance du sunnisme radical, et pour couvrir l’action de l’Armée contre le terrorisme sunnite (Jabhat al-Nusra, EIIL, etc.). Une telle situation, entendre un gouvernement présidé par Tammam Salam et qui associerait les deux composantes sunnites et chiites les plus représentatives, pourrait perdurer indéfiniment, jusqu’à finir par marginaliser complètement et la présidence de la république (chrétien, maronite) et le Parlement (50% Chrétiens, 50% Musulmans).
L’enjeu ne se limite pas à la distribution des portefeuilles (même si le CPL semble tenir au Ministère de l’Energie). Car, s’il s’agit d’un gouvernement éphémère comme cela devait être (quelques mois, jusqu’à l’élection d’un nouveau Président), aucune partie n’aurait insisté à obtenir les portefeuilles qu’elle juge les plus intéressants (de souveraineté, ou de services, ou avec un fort potentiel financier) car elle les perdrait de facto trois mois après (au nom du principe de la rotation des portefeuilles qui est défendu aujourd’hui). Si gouvernement il y a, il risque de rester en place assez longtemps, suffisamment en tout cas pour briser les équilibres au désavantage des Chrétiens, surtout s’il était impossible d’élire un nouveau Président. C’est ainsi qu’il faut comprendre la raideur du CPL (qui représente le plus grand bloc parlementaire chrétien) et la détermination de l’Eglise maronite (qui parle de violation du pacte national si le CPL et les FL, pourtant adversaires directs en politique, ne sont pas présents dans le gouvernement).