Au Moyen-Orient, 2013 aurait été l’année de l’Iran qui vit une double rupture : une rupture interne avec l’élection d’un Président réformateur Hassan Rouhani pour succéder à l’ultra-conservateur Mahmoud Ahmadinejad, et une rupture externe avec la réhabilitation progressive de l’Iran au sein de la communauté internationale sur fond d’accord nucléaire et de crises régionales. Les politiques réformatrices et d’ouverture de Rouhani, couvertes aujourd’hui par le Guide suprême l’ayatollah Khamenai, ont besoin d’être consolidées par des réalisations, internes et externes (levée des sanctions économiques, rééquilibrages sociaux, consécration de la nouvelle place régionale de l’Iran, etc.), pour éviter un retournement brutal de la situation. Ce sera l’enjeu iranien en 2014, dont l’issue déterminera, au cours des prochaines années, les fondements, internes et externes, de la 2ème République Islamique d’Iran. Les faucons iraniens, qui ne manqueront pas de contester, jusqu’à déstabiliser parfois aussi, les politiques réformatrices de Rouhani, savent qu’ils pourront compter, dans les camps adverses, à Riyad, Tel-Aviv et Washington, sur des alliés pragmatiques…
L’année qui vient de s’achever aurait été aussi, et surtout peut-être, celle de l’islam politique et d’une surexploitation meurtrière et dangereuse des clivages communautaires et historiques entre sunnisme et chiisme. Curieusement, la réhabilitation, amorcée, de l’Iran, perse et chiite, auprès de la communauté internationale, attise ces clivages et alimente une guerre de religion à travers le Moyen-Orient et le monde arabo-musulman. Car, en effet, la “normalisation” de l’image de la République islamique perse et chiite d’Iran, grâce à la réinsertion progressive de Téhéran parmi le club des nations, inquiète et provoque ses rivaux et ennemis héréditaires, surtout les “faucons” de l’islam sunnite qui réagissent par une violente contre-attaque là où cela leur est possible. Les Saoudiens, dont l’islam rayonnant prône surtout un wahhabisme pur et dur, sont ainsi tentés de mettre leur religion au cœur de leur stratégie de défense de leurs intérêts tels qu’ils les perçoivent sous l’angle de protecteurs des lieux saints de l’islam et comme pilier du monde arabe. L’Iran, sorti exsangue de décennies d’embargo, récolte, paradoxalement, les fruits des politiques américaines : son influence s’est étendue en Irak, qui devient une des scènes de cohabitation irano-américaine; son poids compte en Afghanistan, une autre scène où les politiques américaines auraient servi l’Iran et où une cohabitation pragmatique des ennemis d’hier est visible; sa présence devient incontournable dans le Golfe, pour assurer la sécurité des voies maritimes, et sur l’autre rive du Golfe où Téhéran réussit à déstabiliser le Conseil de Coopération du Golfe au détriment de l’Arabie saoudite; ses ambitions navales lui ont ouvert des voies d’accès vers la Méditerranée, via le Canal de Suez, alors que ses relais communautaires, ici les rebelles Houthis, lui assurent une présence indirecte au Yémen voisin de l’Arabie saoudite, et une capacité de nuisance certaine non loin des voies de communication maritimes stratégiques; en intensifiant son ingérence au Yémen, au cours des dernières années, l’Iran menace directement les Saouds, qui répondent en alimentant une guerre communautaire dans un pays en voie de défaillance; à Bahreïn aussi, dont le régime des Al Khalifa est défendu par les Forces armées et de sécurité saoudiennes, les populations chiites majoritaires tendent l’oreille à Téhéran, de plus en plus, ce qui est, là encore, un prétexte pour les Saoudiens de jouer la carte confessionnelle.
Cette carte devient stratégique pour les Al Saoud, au moment où la seule “menace iranienne” ne joue plus en faveur de leur système et ne suffit plus à consolider la suprématie, politique, du royaume dans son environnement immédiat (CCG) et arabe. Sur le plan interne aussi, les revendications sociales et politiques de la minorité chiite de la Province orientale sont dénoncées par Riyad comme étant une agression iranienne contre ahl al sunna au cœur même du royaume. Cette confusion, ainsi exploitée par les Saouds, de la religion et de la géopolitique, marquera fortement 2014 et les années à venir, en Arabie saoudite, sur la Péninsule arabique, en Irak, et au Levant. Alors que l’Iran tend à redevenir un Etat “normal” aux yeux des Etats-Unis, principal allié de Riyad malgré les tensions passagères, de la communauté internationale et du monde arabe, les Saouds tendent de plus en plus à dénoncer le chiisme politique, au risque de diaboliser le chiisme et les Chiites eux-mêmes. Le régime des Al Saoud, qui n’arrive toujours pas à débloquer son mécanisme supposé organiser la succession du Roi Abdullah et de son Prince héritier Salman, tous deux vieillissants et malades, doit gérer de nombreux dossiers sensibles, au sein de la famille, au sein de la société, sur les plans économiques et politiques, et, bien entendu, sur le plan régional et international. Deux “adversaires”, tous deux religieux et contestataires, lui prêtent mains fortes : le chiisme politique montant, et les Frères Musulmans. Les Al Saoud trouvent dans ces deux adversaires, deux ennemis utiles pour ressouder les rangs, au sein de la famille, sur le plan national et au niveau du monde arabe. Enfin, l’espèrent-ils ainsi…
Sur le plan familial donc, le processus de succession tel qu’établi par Ibn Saoud, le roi fondateur, est aujourd’hui bloqué. Face aux menaces externes, la famille conserve une grande cohésion, mais d’importantes nuances doivent être apportées à ce niveau : les questions politiques font émerger des faucons radicalisés tolérant des risques inimaginables il y a peu; les questions sociales et économiques divisent également les princes; les intérêts claniques aussi.
Au sein du CCG, l’unité est tout sauf assurée comme on le disait précédemment : Oman, qui rejette l’union voulue par Riyad, tient à son indépendance et entend récolter les fruits de sa politique mesurée envers son entourage (médiation irano-américaine); les Emirats Arabes Unis, qui partagent avec Riyad leur crainte des Frères Musulmans, commencent à prendre leurs distances à l’égard du royaume lorsqu’il s’agit de l’Iran (qui accepte de négocier l’avenir des trois îlots émiratis qu’il occupe à l’entrée du Golfe), sans parler de certains désaccords sur la Syrie; le Qatar, qui a connu un changement de régime inédit dans la région, vit des évolutions pour le moins confuses sur le double plan interne et régional, et manifeste une volonté d’apaisement avec Riyad (accords frontaliers) sans être en mesure d’offrir davantage aux Saoudiens sur des dossiers bien plus sensibles comme l’Iran (avec lequel il a des intérêts gaziers conséquents), la Syrie (envers laquelle il change de politique) ou les Frères Musulmans (qu’il refuse de complètement lâcher, y compris en Turquie et en Egypte); le Koweït, qui vit des crises politiques successives, à cause d’un système politique bâtard qualifié de démocratique (Parlement oblige), est tiraillé entre trois voisins encombrants et dont chacun possède des relais internes de plus audibles, et refuse de se soumettre au seul diktat saoudien; Bahreïn, on le disait plus haut, qui accueille toujours le siège régional de l’US Navy, doit la survie de son régime à l’intervention militaire saoudienne et à la contre-offensive pilotée par Riyad pour contenir la montée en puissance du chiisme militant.
Dans le monde arabe, Riyad, qui se retrouve de facto allié objectif d’Israël face à l’Iran et devant l’incompréhension partagée des politiques américaines, est sur plusieurs fronts simultanément : au Yémen, comme il est dit précédemment, avec une multitude d’enjeux à commencer par le risque d’effondrement de l’Etat central, la transformation de certaines régions en bases-arrières pour al-Qaëda (engagement militaire américain), des contentieux frontaliers difficiles à étouffer, une ingérence iranienne alimentant la rébellion chiite, etc.; en Jordanie, où Riyad se doit d’éviter l’effondrement du régime monarchique qui a voulu rester, comme le Maroc, en dehors du club monarchique du CCG, et qui a besoin de l’assistance financière des pétromonarchies pour stabiliser ses fronts internes (sociaux, politiques : islamistes, Palestiniens, réfugiés syriens etc.) et externes (conséquences de trois conflits : israélo-palestinien, irakien et syrien); en Irak, où les Américains ont laissé derrière eux un chaos généralisé, et un pays très vite récupéré par l’Iran pour tomber dans une guerre confessionnelle alimentée par la double ingérence saoudienne et iranienne et surtout, maintenant, par la guerre en Syrie; en Syrie, où les Saoudiens ont du mal encore aujourd’hui à se remettre de la déception provoquée par la survie du régime alaouite pro-iranien de Bachar el-Assad, et où l’aile la plus radicale du régime saoudien s’implique toujours aussi fortement aujourd’hui malgré le retrait des alliés.
La Syrie est la plaie ouverte des Al Saoud aujourd’hui, car elle illustre parfaitement leur impuissance sur les grands dossiers stratégiques, y compris ceux qui tombent dans leur zone d’intérêts. Ils ont échoué sur le plan diplomatique, se retrouvant seuls avec la France pour défendre une action militaire contre Damas, alors que Washington s’entendait avec Moscou sur la nécessité de privilégier une solution politique. Ils ont échoué sur le plan politique, avec une Opposition syrienne divisée, discréditée, et incapable de faire le poids face au régime, mais aussi avec des alliés arabes et islamiques (Qatar, Turquie) qui se sont avérés tout aussi impuissants sur ce dossier… Ils ont échoué sur le plan militaire, avec l’incapacité des forces combattantes qu’ils sponsorisent de remporter une quelconque victoire exploitable politiquement, jusqu’à entrer dans l’engrenage mortel de la récupération des forces islamiques djihadistes les plus radicales… En Syrie donc, la situation s’envenime et risque de déborder vers les pays voisins, affectant, directement ou indirectement, la stabilité de l’Irak, de la Turquie (avec en plus la problématique kurde et les problèmes politiques actuels), la Jordanie et le Liban. Trois mots résument cela : détermination, faiblesse et inconsistance. La détermination est celle du régime syrien, de l’Iran et de leurs alliés régionaux, et celle aussi de la Russie. La faiblesse est celle de l’Opposition syrienne, des forces combattantes maladroitement gérées, de leurs sponsors extérieurs (y compris et surtout l’Arabie saoudite). L’inconsistance est celle des acteurs internationaux qui se sont emmêlés les rangers en ne déclarant pas la guerre au bon moment… L’Arabie saoudite est au cœur de ce scénario, et les Saouds y jouent gros.
Au Liban, l’Arabie saoudite, qui vient de mettre $3md pour financer l’équipement par la France de l’Armée libanaise avec comme ultime objectif celui d’éviter l’effondrement de l’Accord de Taëf favorable à ses protégés sunnites, s’enfonce lentement mais sûrement dans une guerre des services face aux courants radicaux à Téhéran, au risque d’enflammer le pays.
Sur le dossier israélo-palestinien, qui redevient une priorité pour l’administration américaine, les Saoudiens s’efforcent de ne pas perdre pied, totalement, surtout avec l’éloignement observé du Hamas par rapport à l’axe syro-iranien et avec le retournement de la situation en cours en Egypte.
En Egypte, les Saoudiens, qui regrettent toujours le renversement de Hosni Moubarak, vivent une de leurs batailles les plus importantes et les plus subtiles aussi : étouffer les Frères Musulmans, ennemis jurés des Saouds, installer un pouvoir qui leur soit favorable (le soutien au général Sissi attise les tensions entre Riyad et Doha, et commence à éloigner Riyad et Abu Dhabi en Egypte), jouer sur les contradictions américaines et russes pour obtenir le meilleur deal, reconstituer le “système arabe” dont Riyad et Le Caire constituaient jadis les piliers.
Les autres scènes bouillonnantes du monde arabe ne laissent pas l’Arabie saoudite indifférente : il y a la Libye, qui risque l’implosion, la Tunisie, qui vit une métamorphose incertaine, le Maroc, qui tend à devenir dépendant financièrement de ses amitiés arabes du Golfe, et l’Algérie, qui risque à tout moment de perdre sa stabilité forcée. C’est le cas aussi de pays tels l’Afghanistan et le Pakistan qui demeurent bien visibles sur le radar des architectes de la sécurité nationale et de la diplomatie du royaume. Mais ce sont des scènes, plus proches, le Golfe, la Péninsule arabique, le Levant (Irak, Syrie, Liban) et l’Egypte, qui mobilisent les énergies saoudiennes, actuellement. Ces scènes sont celles qui mettent en confrontation les Saoudiens avec leurs deux ennemis du moment : les Iraniens, rebaptisés “perso-chiites” pour les impératifs du moment, et les Frères Musulmans. Pour les Saoudiens, l’année 2014 sera celle de tous les engagements avec les Iraniens et les Frères Musulmans, et leurs relais respectifs. En attendant d’éventuels arrangements régionaux, sous de souhaitables et d’inévitables parapluies internationaux, pour espérer apaiser ces multiples fronts.