Les attentats et les assassinats, qui se multiplient malheureusement au Liban, ont en commun quelque chose d’évident : ils ne sont pas dépourvus d’une dimension politique, au contraire, et ils visent des cibles, personnalités ou populations, bien marquées politiquement et confessionnellement. Les personnalités visées ces derniers mois, comme le chef des services de renseignement des FSI le général Wissam el-Hassan en octobre 2012, ou, ce matin (27/12/13) l’ex-Ministre Mohammad Chatah, en passant par le chef opérationnel du Hezbollah en Syrie Hassan Laqqis (04/12/13), sont des fers de lance de la guerre des services qui sévit sur la scène libanaise entre Iraniens et Saoudiens. Les attentats ayant visé les fiefs du Hezbollah pro-iranien dans la banlieue sud de Beyrouth, et l’Ambassade même d’Iran établie dans le sanctuaire de l’organisation chiite, ou ceux qui ont visé les mosquées salafistes à Tripoli, fiefs des relais pro-saoudiens de la rébellion syrienne sur le sol libanais, sont, eux aussi, le reflet de cette guerre des services que se livrent les Pasdarans iraniens et le General Intelligence Directorate saoudien au Levant. Cette guerre est bien plus large, et dépasse le cadre du seul territoire libanais et libano-syrien, puisqu’elle bat son plein aujourd’hui en Irak aussi et encore au Yémen. Au Liban, cependant, elle tourne aussi aux règlements de comptes entre deux camps politiquement opposés, celui du 14 Mars pro-saoudien et celui du 8 Mars pro-iranien, et qui s’enfoncent progressivement dans une violence dont ils perdent clairement la maîtrise.
Sans s’attarder sur des réflexions sur “à qui profite le crime”, sur la signification de son “timing”, et sur les “messages” qu’il porte, Middle East Strategic Perspectives aimerait revenir sur le profil de Mohammad Chatah, assassiné ce matin au cœur du centre-ville de Beyrouth, à Solidere, non loin du siège du Premier ministre et de la résidence de son chef de file Saad Hariri aujourd’hui installé provisoirement en Arabie saoudite. Chatah, ex-Ministre des Finances, est un pur produit du Fonds monétaire international. Sunnite, politiquement et socialement modéré, il est aussi un produit du système américain, avec des contacts solides à Washington où il a servi comme Ambassadeur du Liban et où sont nés ses deux fils qui détiennent la nationalité américaine. Mohammad Chatah était un des plus proches conseillers, pour les affaires internationales, du chef du Courant du Futur le député et ex-Premier ministre Saad Hariri, et un des proches aussi du président du groupe parlementaire du Courant du Futur l’ex-Premier ministre Fouad Siniora. Surtout, Chatah était le go-between entre Saad Rafic Hariri et Fouad Siniora et leur principal canal de communication, comme il était celui qui garantissait, grâce à ses relations équilibrées entre les deux poids lourds du Courant du Futur et du camp du 14 Mars, une cohésion, fragile encore, de cet ensemble politique. Il servait aussi de relais entre le camp Hariri-Siniora et les partenaires locaux au sein du “14 Mars”, entendre surtout le camp chrétien et le chef des Forces Libanaises Samir Geagea. Sa dernière mission sur laquelle il travaillait, et qu’il devait exposer ce matin même lors d’une réunion à la résidence de Saad Hariri à Beyrouth, portait sur la consolidation de la cohésion interne au sein du Courant du Futur et entre le CF et ses alliés, sur la gestion du conflit ouvert avec le camp du 8 Mars et le Hezbollah (une visite à Téhéran était à l’étude), et sur la gestion de la crise politique qui s’élargit au Liban (surtout avec l’absence de gouvernement et la menace d’un vide à la Présidence de la république).
Chatah, qui fut un des rares vrais technocrates du camp haririen, et une des rares personnalités dotées d’une vraie réflexion stratégique, avançait sur un terrain miné, de manière prématurée, sinon décalée. Il anticipait, en quelque sorte, l’après crise syrienne, à travers des recentrages internes et régionaux. Il le faisait au mépris peut-être, et c’est certainement là sa mégarde, des priorités immédiates, sur la scène levantine et libanaise, des clans les plus radicaux à Téhéran et à Riyad. Il serait tombé, aujourd’hui, victime d’un conflit qui ne cesse de se radicaliser entre les services extérieurs des Pasdarans et du GID, un conflit qu’il percevait comme étant marginal par rapport au grand jeu politique en cours, et comme étant simplement tactique au temps des grandes évolutions stratégiques [Voir notre analyse: Moyen-Orient: Guerre ouverte entre services: nouvel assassinat à Beyrouth]. Mohammad Chatah serait-il une nouvelle victime collatérale de cette guerre ouverte entre les services, lui qui survolait, avec sa réflexion par trop stratégique, ces détails qui tuent?