Sur le dossier syrien, Washington adopte une position médiane, entre celle de Moscou, qui défend le régime de Bachar el-Assad encore aujourd’hui, et celles de Londres et Paris, qui s’impliquent activement et sur tous les fronts pour briser le statuquo actuel. Moscou bénéficie, pour appuyer sa position, du soutien diplomatique de Pékin et de l’engagement direct de Téhéran. Londres et Paris peuvent compter sur la détermination de Doha, Riyad, Ankara ou Le Caire, pour consolider leur action. Washington se retrouve au milieu, ou plus exactement au-dessus de la mêlée.
La formule actuelle du pouvoir en Syrie, voire de l’Etat syrien, paraît désormais condamnée. Pour autant, Assad et le clan alaouite ne s’estiment pas vaincus, et voient leur survie à travers une recomposition du pouvoir avec une golden share pour eux, ou l’éclatement de la Syrie avec la constitution de l’Etat alaouite sur le littoral. Ce serait le plan B des Iraniens et leurs alliés chiites libanais, un plan auquel adhèreraient, sans grand enthousiasme probablement, les Russes. Ce plan B, celui qui permettrait à Assad de survivre politiquement, est rejeté par Londres et Paris, et bien entendu par Ankara, Riyad, Doha et Le Caire. Israël ne serait pas contre. Les Américains pourraient y voir une possible sortie de crise. L’escalade de la violence que vit actuellement la Syrie, avec l’afflux de combattants vers ce pays via les pays voisins et grâce à un encadrement franco-britannique et à l’implication directe de plusieurs services régionaux, peut s’expliquer par une volonté d’écarter, manu militari, cette option.
La position intermédiaire de Washington est surtout le reflet d’une politique attentiste. Les autres acteurs l’ont compris. Surtout qu’ils savent pertinemment que le poids des Etats-Unis dans tout règlement de la crise syrienne sera déterminant. Il s’agit donc pour l’Opposition syrienne, y compris et surtout la faction djihadiste, pour les Britanniques, les Français et pour les acteurs régionaux impliqués, d’imposer un fait accompli qui priverait les Américains de ce qui peut servir de plan B lors des compromis. Les parties adverses le comprennent ainsi, et agissent en conséquence, avec plus de fermeté, sur le double plan diplomatique et militaire. La violence croît, logiquement.
Plan A, Plan B, ou sans plan du tout, Washington semble tenir à éviter le piège, que d’autres ne voient pas venir, celui d’offrir aux djihadistes et aux terroristes fondamentalistes, une place, centrale ou même marginale, dans la Syrie en recomposition et donc au Levant. Alors que les combattants de Jabhat al-Nusra et leurs alliés d’obédience radicale constituent le fer de lance de l’action militaire engagée, avec les encouragements d’une partie de la communauté internationale et du monde arabo-musulman, et d’al-Qaëda, pour renverser le régime Assad, leurs chefs sont d’ores et déjà sur la hit-list des drones américains. Les Britanniques et les Français, dont des ressortissants font leur djihad en Syrie, et peut-être aussi l’Arabie saoudite et d’autres pays fournisseurs de combattants qu’ils ne souhaitent guère rapatrier par la suite, doivent coopérer à l’élaboration de cette liste.
Pour renverser Assad, ou pour imposer un fait accompli qui ôterait au clan Assad toute chance de participer au futur pouvoir, il faut des combattants, motivés par des considérations surtout religieuses et idéologiques (djihad), dotés de moyens logistiques et financiers (fournis et promis par les Qataris, les Saoudiens, les Turcs, al-Qaëda, Paris et Londres) et encadrés autant que possible, sinon surveillés. Pour réussir la recomposition du pouvoir et la reconstruction d’une Syrie nouvelle, il faut réduire autant que possible l’influence des groupes terroristes sollicités aujourd’hui pour leur efficacité sur le terrain. Cela se prépare à l’avance.
Les Américains le font, avec une assistance probable de la plupart des parties directement ou indirectement impliquées. Pourtant, les expériences récentes, y compris l’Afghanistan, l’Irak, le Yémen ou la Libye (en attendant d’y voir plus clair au Mali), ne sont pas encourageantes, et l’emploi massif de drones, même s’il est efficace et nécessaire pour déstabiliser les groupes fondamentalistes, s’avère incapable de finir une guerre et de stabiliser une scène chaotique. On a tendance, à Paris et à Londres, de penser qu’il est toujours possible d’avoir le beurre et l’argent du beurre, et de croire que les combattants djihadistes les plus engagés contre Assad, et qu’on soutient aujourd’hui par pragmatisme et intérêt, se désisteront par eux-mêmes une fois la tâche accomplie et laisseront faire les projets politiques qu’on pourrait avoir pour la Syrie. Washington sait maintenant que cela n’est pas possible. Moscou le savait depuis toujours. Paris et Londres doivent s’en douter. Cela est désormais sans importance. Les choses commenceront à se corser pour Londres et Paris le jour où Damas tombera, pour inaugurer un nouveau front d’al-Qaëda contre les intérêts occidentaux, aux portes de l’Europe.