Fadi Assaf.
Au Liban, la communauté sunnite, meurtrie par l’échec du projet politique piloté par l’Arabie saoudite en accord avec Damas à partir de 1990, et par des années de soumission au diktat imposé aux Libanais par l’axe irano-syro-Hezbollah, tente d’émerger à nouveau, à la faveur du printemps islamiste et de la révolution syrienne. La rue sunnite se radicalise, et se dote en structures armées, alors que se crée une synergie entre les scènes syrienne et libanaise, et qu’entrent en scène au Levant al-Qaëda et ses filiales et obédiences djihadistes. En Irak aussi, la communauté sunnite vit depuis des années les conséquences de l’invasion et de l’occupation américaine, et subit l’affranchissement de la communauté chiite enfin libérée de Saddam Hussein et revancharde, et qui a été aussitôt récupérée par l’Iran et noyautée par les Pasdarans. Là aussi, les Sunnites surfent sur la vague du printemps islamiste qui secoue le monde arabe et espèrent que les pressions actuelles sur l’axe syro-iranien, sur le régime alaouite de Syrie et sur le “croissant chiite” dont ils subissent le poids intenable depuis des années, leur profiteront en fin de parcours. Ils se soulèvent dans leurs régions, notamment dans l’Anbar et le Moussol, mettent la pression sur Bagdad en cherchant à l’isoler, montent des milices armées pour tenter de contrer la pression sécuritaire du pouvoir central et les milices chiites qu’il sponsorise plus ou moins ouvertement. Al-Qaëda encourage cet activisme sunnite, à sa façon, violente et meurtrière, alors que des acteurs régionaux, les pétromonarchies du Golfe notamment, apportent un soutien, encore discret, aux populations sunnites qui se soulèvent contre le pouvoir du Premier ministre chiite Nouri al-Maliki et contre l’influence iranienne.
L’Iran est bien plus présent en Irak, et bien plus impliqué dans les affaires irakiennes que les pétromonarchies arabes qui s’étaient détournées de ce pays pendant plusieurs années. Les pays arabes avancent d’ailleurs en ordre dispersé en Irak : ils ont en commun une volonté d’y contrer l’influence iranienne, mais divergent sur les formes de soutien à fournir aux Sunnites, sur l’appui aux multiples courants religieux et politiques sunnites, sur le risque d’une implantation des Frères Musulmans, arrivés au pouvoir en Egypte, appuyés par la Qatar (et par la Turquie) et craints par la Jordanie, l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis, et sur le degré de tolérance à l’égard d’al-Qaëda et des courants djihadistes. L’Iran, qui redoute de voir l’Irak basculer à nouveau dans le camp adverse avec l’affaiblissement du régime allié à Damas et son renversement attendu, profite du retrait américain, après avoir tiré partie de l’invasion de l’Irak et du renversement de Saddam Hussein, et espère continuer de profiter de l’absence d’une stratégie arabe unifiée en Irak et des divisions des pays arabes sur la scène irakienne. L’Iran, qui tire les ficelles du pouvoir à Bagdad, encourage aussi la montée en puissance de milices chiites pour imposer un équilibre de la terreur face aux milices sunnites qui menacent de déstabiliser le gouvernement de Nouri al-Maliki.
Le Hezbollah irakien, qui revendique, théoriquement, un million d’éléments selon son chef al-Battat, affiche son adhésion à wilayat el-faqih et sa soumission à l’autorité du guide iranien l’ayatollah Khamenai. Il monte au créneau dans les régions chiites, et tente une démonstration de force encore sans vraiment convaincre. Cette organisation, qui est en réalité une création des Pasdarans et un des bras armés irakiens de la Brigade d’al-Quds, menace les populations sunnites irakiennes qui espèrent reprendre Bagdad, et menace simultanément leurs soutiens extérieurs, les pétromonarchies arabes et même la Turquie. Le Hezbollah irakien est doté d’une double mission : celle de dissuader les milices sunnites irakiennes tentées par une action d’envergure contre le pouvoir et contre les populations et les courants politiques et religieux chiites, et celle aussi de dissuader les acteurs régionaux tentés d’apporter leur soutien aux projets politiques de la communauté sunnite irakienne (une cellule terroriste démantelée dernièrement à Bahreïn serait liée au Hezbollah irakien, avec des connections iraniennes et libanaises). Mais l’influence et la puissance militaire de cette milice, chiite, semblent très nettement inférieures aux prétentions de leurs chefs et de leurs sponsors. Le Hezbollah irakien, contrairement au Hezbollah libanais surarmé, aguerri et parfaitement organisé, ne semble pas en mesure de remplir sa double mission interne et régionale. Il a besoin, pour être plus efficace, de se placer, carrément, sous le parapluie du pouvoir central et de joindre ses moyens à ceux d’autres milices et forces politiques chiites. Sa valeur ajoutée restera incertaine, si l’on juge à ses vraies capacités de mobilisation, son organisation approximative, son armement insignifiant.
En Irak, comme au Liban, l’Iran mobilise ses relais, ses formations politiques, sécuritaires et militaires, afin de défendre ses intérêts et sa présence alors que le régime syrien allié, pierre angulaire du croissant chiite, est plus que jamais fragilisé, et que les forces chiites irakiennes et libanaises sont visées par une contre-offensive des forces sunnites bénéficiant de soutiens régionaux et d’encouragements internationaux. Au Liban, et en dépit de sa mobilisation sur un double front syrien et israélien, le Hezbollah demeure une force crédible, efficace et utile donc à l’influence iranienne au Levant. Le Hezbollah libanais demeure aussi, et surtout, une force sur laquelle peut compter la communauté chiite pour sa protection et la défense de ses intérêts, face au risque d’un tsunami sunnite en gestation. En Irak, le Hezbollah paraît plus une force d’appoint, face aux populations sunnites remontées contre le pouvoir chiite pro-iranien, et un simple épouvantail iranien de plus face aux pays arabes sunnites. Il semble manquer cruellement de moyens réels, et surtout de légitimité nationale et même religieuse. Mais dans les deux cas, au Liban comme en Irak, un équilibre de la terreur est en train de s’installer entre Sunnites et Chiites, qui pourrait garantir une relative stabilité en attendant un règlement de la crise syrienne et d’éventuels arrangements régionaux englobant le Golfe et le Levant. En cas de déséquilibre, il serait légitime de craindre une fitna qu’il serait alors difficile de contenir dans le contexte géopolitique et confessionnel actuel.