Monde Arabe: Les dangers d’une transition vers l’inconnu


Fadi Assaf.

Alors que les pays arabes qui ont connu des révolutions populaires peinent à retrouver une stabilité politique et sociale (Libye, Egypte, Tunisie, Yémen), d’autres pays arabes vivent des révolutions violentes qui prennent des dimensions régionales et internationales (Syrie). D’autres pays arabes aussi, secoués par des changements politiques violents (Irak), vivent une instabilité devenue chronique et qui met en péril les fondements mêmes de l’Etat et de la nation. Même les pays arabes les plus nantis (les pétromonarchies du Golfe), et donc les plus à même de contenir les mécontentements populaires, ne sont plus à l’abri des contestations internes et dont on ne peut plus nier les dimensions transfrontalières et internationales (ingérences iraniennes, fitna confessionnelle, djihad global, etc.). Middle East Strategic Perspectives propose un rapide tour d’horizon des évolutions régionales, et tente une évaluation globale des risques politiques et sécuritaires dans les pays arabes.

La Tunisie vit une nouvelle révolution, divisée plus que jamais après s’être libérée du joug de la dictature corrompue de Benali, tiraillée entre deux modèles de société antinomiques. L’assassinat de l’opposant Chuqri Belaïd a enflammé la rue, et discrédité Ennahda au pouvoir, ouvrant la voie à une longue crise politique.

La Libye, qui a réexporté ses mercenaires surarmés recyclés par AQMI et ses filiales sous-régionales, déstabilise ainsi son environnement, et perd elle-même la stabilité qu’imposait la dictature Kadhafi. Son pouvoir central, en mal de légitimité nationale, a du mal à contenir la violence dans les régions et les velléités autonomistes à travers le pays. La porosité des frontières libyennes rend encore plus difficile la stabilisation du vaste territoire national, et impose aux partenaires étrangers de la Libye de plancher plus sérieusement sur les questions liées à la sécurisation et la surveillance des frontières terrestres, aériennes et maritimes de ce pays aux portes de l’Europe.

L’Algérie, qui a su contenir la vague terroriste des années 90 grâce à la fermeté du Président Abdelaziz Bouteflika, voit resurgir, sur fond de guerre au Mali notamment, une nouvelle vague de terroristes transfrontaliers, même si les intérêts énergétiques de l’Occident expliquent la solidarité internationale à l’égard d’un système politique figé.

Au royaume du Maroc, régi par un système anachronique et décalé, le roi Mohammad VI tire son épingle du jeu dans un environnement bouillonnant, en réussissant encore à gérer subtilement les contradictions de sa société.

L’Egypte, 90 millions de personnes, sort de la dictature Moubarak vers une dictature des Frères Musulmans, avec la consécration de facto du rôle pivot de l’Armée dans la politique égyptienne. Une contre-révolution pointe son nez, au risque de provoquer une instabilité plus dangereuse de l’Egypte, avec des ingérences régionales de plus en plus évidentes dans les affaires égyptiennes. Washington mise encore sur l’Armée pour éviter un basculement de l’Egypte dans le chaos, alors que les Frères Musulmans tentent un forcing en direction de l’Institution militaire afin de « l’islamiser » et surtout de la placer face à l’Opposition et à la rue.

Le Soudan et le nouvel Etat du Soudan du Sud cohabitent, plus ou moins, avec nervosité et suspicion, avec des régimes contestés sur le plan interne et en délicatesse avec la communauté internationale. Le risque d’une confrontation armée entre les deux pays demeure réel, en dépit des intérêts pétroliers qu’ils se partagent.

La Corne de l’Afrique s’enfonce dans le djihadisme et la piraterie, avec une inquiétude particulière suscitée par l’effritement de la situation de la Somalie.

En face, le Yémen, enfin débarrassé du système Ali Abdullah Saleh, peine à implémenter l’accord politique cautionné par le Conseil de Coopération du Golfe, et la “désalehisation” des forces armées et de sécurité, toujours à ses débuts, ne suffira certainement pas à éradiquer les fléaux qui menacent le pays : terrorisme d’al-Qaëda, rébellion des Houthis, tribalité, ingérences extérieures, tendances sécessionnistes.

Le CCG presse, sans succès à ce jour, les deux autres monarchies arabes, la Jordanie et le Maroc, à le rejoindre, avec l’espoir de consolider le club monarchique arabe sunnite, face à l’expansionnisme évident de la république islamique chiite d’Iran. Ses autres projets unificateurs, y compris les projets de sécurité et de défense communes, tardent à trouver leur vitesse de croisière, ralentis par les divergences internes et les susceptibilités. Il y a l’Iran, perçu comme une menace immédiate par les six Etats membres du conseil, mais à des degrés différents, alors que la menace israélienne passe au second rang des menaces, pour l’ensemble du CCG. Il y a les Frères Musulmans, arrivés au pouvoir en Egypte notamment, et qui poursuivent leur ascension politique à travers le monde arabo-musulman, mais dont le danger est perçu différemment aussi par les pétromonarchies.

Le Qatar, qui poursuit, non sans arrogance, son positionnement régional et international, soutient les Frères Musulmans, se rapproche du Caire, aide directement l’Opposition syrienne y compris ses factions les plus radicales. Doha, qui peut se vanter d’une stabilité interne relative, grâce à son PIB/habitant, irrite des pays comme les Emirats Arabes Unis, en conflit ouvert avec les Frères Musulmans, ou l’Arabie saoudite, jusqu’à fragiliser le CCG lui-même dans un contexte d’instabilité critique. Sur un autre plan, les dirigeants qataris, qui maintiennent des relations pragmatiques avec Israël, pensent, peut-être, anticiper d’éventuelles négociations entre Washington et Téhéran, et proposent une “Organisation des Etats riverains du Golfe” à laquelle adhèrerait l’Iran…

Abu Dhabi a su stabiliser son pouvoir grâce à une conjonction de facteurs : cohésion des Al Nahyan, cohésion de la fédération autour du tandem Abu Dhabi-Dubaï, réinvestissements judicieux et largesses ciblées, fermeté à l’égard des idéologies menaçantes (Frères Musulmans), alliances militaires et stratégiques diversifiées, mais les EAU n’osent toujours pas s’ouvrir, réellement, sur le plan politique, et leurs tentatives de démocratisation de leur société sont plus qu’incertaines.

C’est le cas aussi de l’Arabie saoudite, qui bénéficie également d’un important seuil de tolérance de la part des alliés occidentaux qui lui permet de retarder indéfiniment son ouverture politique. Le royaume wahhabite, dont la classe dirigeante vieillissante s’efforce de renouveler son élite politique avec une série de nominations qui annoncent un passage en douceur d’une génération de princes à la suivante, fait des gestes d’ouverture, encore symboliques comme la nomination de femmes au Conseil consultatif, sans engager de réelles réformes politiques, sociales, culturelles ou économiques. Le poids relatif du royaume, et la place qu’il occupe au niveau religieux et économique, lui procure cette sorte d’immunité aux yeux de l’allié américain et de la communauté internationale, même si, une série de facteurs internes (risque de dissensions au sein de la famille, contestations libérales grandissantes, radicalisation religieuse, agitations chiites, etc.) et externes (tensions sur le front iranien, risque de fitna confessionnelle, “printemps arabe”, instabilité au Yémen et en Irak, etc.) inquiète forcément sur la stabilité du pays.

Le sultanat d’Oman est un système bloqué, malgré certaines initiatives d’ouverture quelque peu maladroites, et son sultan Qabous Al Boussaïdi, qui arrive à étouffer les contestations internes, impose toujours une stabilité interne manu militari, tout en parvenant à rester neutre dans le conflit entre les deux rives du Golfe, bien que solidement ancré dans le camp occidental.

A Bahreïn, le pouvoir sunnite des Al Khalifa se maintient, face à une contestation populaire chiite qui ne s’essouffle pas et qui s’étend même et se radicalise malgré le déploiement de troupes saoudiennes et émiraties dans le royaume. Le petit royaume, à l’ombre du grand frère saoudien, reste avant tout une tête de pont de l’US Navy dans le Golfe, face à l’Iran, et c’est de là qu’il tire aujourd’hui encore sa légitimité internationale. Le deuxième anniversaire de la révolution chiite, alors que le pouvoir mise toujours sur un hypothétique dialogue national, est célébré dans une atmosphère toujours plus tendue et de plus en plus violente.

L’émirat du Koweït a connu une année trouble, sur le plan politique, avec une radicalisation du bras de fer entre le pouvoir exécutif qu’incarnent les Al Sabah et l’Opposition, libérale et islamiste. L’année 2013 s’annonce difficile pour la famille régnante, avec un nouveau clash attendu avec l’Opposition (dont d’anciens députés viennent d’être condamnés à la prison pour atteinte à l’Emir), avec de nouveaux éléments qui risquent d’entrer en jeu, comme l’activisme inquiétant des Frères Musulmans et de la minorité chiite. Les rumeurs qui accompagnent la tenue au Koweït d’un exercice multilatéral de la force commune du CCG “Bouclier de la Péninsule”, sur le risque d’une présence durable des troupes saoudiennes dans l’émirat, sur le modèle bahreïni, illustrent les inquiétudes qui pèsent sur le pays.

L’Irak vit actuellement une crise politique sans précédent depuis sa libération de la dictature de Saddam Hussein et depuis le départ des troupes américaines, avec une résurgence du sunnisme politique à la faveur du réveil islamique que vit le monde arabe. Les ingérences extérieures se font sentir à tous les niveaux en Irak, qu’elles soient iraniennes, saoudo-arabes, turques ou autres. Elles contribuent à bloquer les réformes politiques espérées et l’implémentation des accords convenus pour le partage des pouvoirs et des richesses, attisent les clivages ethniques (Kurdes vs Arabes) et confessionnels (Chiites vs Sunnites), et alimentent les tensions géopolitiques pesantes (Iran, Turquie, Arabie saoudite, Syrie, etc.). L’insécurité et la violence généralisées empêchent le développement de l’Irak, et menacent même son intégrité et son unité.

La Jordanie, coincée entre deux dossiers bouillonnants, la crise syrienne et le conflit israélo-palestinien, subit aussi les pressions irakiennes. Le régime monarchique hachémite, secoué par une instabilité politique devenue chronique, subit les répercussions directes de la guerre en Syrie (activisme de parties occidentales à partir de son territoire, afflux de réfugiés, incidents à répétition à la frontière, etc.), alors qu’il est de plus en plus ouvertement contesté par l’Opposition islamiste. Il tente, pour la énième fois, de convaincre ses opposants et ses partenaires extérieurs de sa sincérité à engager de réelles et profondes réformes…

En Syrie, la crise s’est transformée en une guerre de positions, avec une dimension régionale et internationale évidente. En attendant l’hypothétique arrangement russo-américain qui débloquerait la situation, et qui viendrait appuyer le rapprochement espéré sur le dossier syrien entre Ankara, Le Caire et Téhéran, la Syrie, qui se transforme en une terre de djihad pour les sympathisants d’al-Qaëda, sombre dans une violence intenable, qui commence à déborder vers les pays voisins, avec le risque d’une déstabilisation du front nord d’Israël (qui n’a pas hésité à engager son aviation contre des installations militaires en Syrie, tout en déployant de façon préventive son système de défense antimissile à la frontière libanaise et dans le Golan). Le chaos syrien inquiète les pays voisins surtout la très fragile nation libanaise mais pas seulement, et pourrait provoquer des arrangements, même provisoires et transitoires, afin de stabiliser la scène syrienne.

Le Liban, encore plus divisé autour de la question syrienne, étouffe sous le poids de centaines de milliers de réfugiés syriens, alors que sa société se radicalise, et que les groupes activistes sunnites, libanais, syriens, palestiniens et transfrontaliers, s’installent dans le paysage libanais, faisant front au Hezbollah et aux milieux pro-syriens. Le Hezbollah est, à nouveau, montré du doigt, accusé d’être impliqué dans les combats en Syrie avec les encouragements de son sponsor iranien, et accusé d’une série d’actes répréhensibles aussi bien sur le plan interne (assassinats politiques, etc.) que sur le plan international (mis en accusation par la Bulgarie dans un attentat anti-israélien, il est menacé d’être inscrit sur la liste européenne des organisations terroristes). Incontournable au Liban, sur le plan politique et social, l’organisation chiite pro-iranienne se projette déjà dans l’après-Assad, avec les encouragements aussi de Téhéran qui espère préserver son influence au Proche-Orient dans l’éventualité d’une Syrie sans Bachar el-Assad. Le Liban doit faire face à une série de défis en 2013 : respect des échéances constitutionnelles (élections), gestion du dossier des réfugiés syriens et palestiniens, risques terroristes, ouverture du chantier énergétique (gaz offshore et conflit maritime avec Israël), risque de conflit à la frontière sud, etc.

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