Fadi Assaf.
A Paris, dans les coulisses du pouvoir et chez les industriels, mais aussi dans les médias, des campagnes de lobbying sont menées pour promouvoir des programmes d’armement sur les marchés porteurs du Golfe: l’Arabie saoudite où se rend début novembre le Président François Hollande, au Qatar et aux Emirats Arabes Unis qui seront compris dans la tournée régionale que le Président français effectuera en début d’année.
Le journal La Tribune annonçait le 18/10 que l’Arabie saoudite est “sur le point d’offrir son premier méga-contrat à François Hollande”, un contrat de €1md au profit de DCNS pour la modernisation des frégates françaises des programmes Sawari, alors que des arbitrages franco-français favorisaient dès septembre, selon la Tribune aussi (20/09), un programme de missiles saoudiens de €2,5md au profit de Thales et au détriment de MBDA. Aux EAU, le Ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian dit vouloir se contenter de jouer le rôle politique qui lui revient, et laisser aux industriels français le soin de faire leurs propres positions commerciales et leur marketing pour placer leurs systèmes d’armes sur le marché émirati, y compris le très stratégique Rafale. Au Qatar, La Tribune (30/10) parle de €20md de contrats potentiels pour les industriels français de la défense, et évoque, dans l’article “20 milliards d’euros sous le soleil du Qatar… pour la France?”, le Rafale, le Tigre et d’autres systèmes d’armes.
Sur le marché saoudien, il y a eu arbitrage interministériel à Paris pour permettre de favoriser Thales, au détriment de MBDA, et éviter une guerre franco-française qui aurait profité à la concurrence ou qui aurait bloqué le programme. En Arabie saoudite aussi, Paris a réussi à débloquer Sawari, légitimant aussi les espoirs d’un Sawari III, grâce à une convergence de paramètres techniques, commerciaux, politiques, financiers, etc., savamment orchestrés… Le Président, socialiste, François Hollande, se rendra à deux reprises en Arabie saoudite, une fois en novembre et une fois en début d’année, avec l’espoir de faire mieux, au niveau de la coopération militaire et des ventes d’armes, que son prédécesseur, de droite, Nicolas Sarkozy. Hollande, dont le Ministre de la Défense se permet de laisser supposer qu’il restera au-dessus des rivalités franco-françaises et qu’il n’interviendra pas pour défendre des contrats d’armement auprès des pays amis, ira aussi au Qatar et aux EAU pour donner aux relations franco-qataries et franco-émiraties un poids politique indispensable pour continuer à progresser au cours des prochaines années dans les domaines stratégiques.
Il y a eu « arbitrage » à Paris au profit d’un programme d’armement majeur, prévu avec un pays partenaire de poids. Il y en aura d’autres, au profit d’industriels français et au détriment d’autres industriels français, pour favoriser tel ou tel autre programme, avec tel ou tel autre partenaire arabe du Golfe. Toute une panoplie d’outils ont été employés et le seront systématiquement lors de tels arbitrages. Ces arbitrages, qui permettent d’optimiser des choix pour rationaliser les échanges avec les partenaires arabes de la France, sont légitimes, et souvent nécessaires, voire indispensables. Ils doivent reposer sur des considérations franco-françaises, liées aux priorités industrielles, économiques, sociales, technologiques, militaires, politiques, géopolitiques, du gouvernement français. Mais ils ne doivent pas dispenser les décideurs d’une lecture plus large qui tiendrait compte du mécanisme décisionnel du client lui-même. En effet, le Président français, son gouvernement, son Ministre de la Défense, ne peuvent occulter les paramètres de décision des dirigeants saoudiens, émiratis et qataris, dans un contexte spécifique, et selon une perception bien particulière à un instant déterminé de leurs liens présents et futurs avec la France. Les arbitrages parisiens, qui existent donc malgré une certaine prudence officielle à l’admettre, et qui peuvent privilégier un marché particulier (Arabie saoudite vs EAU, ou Qatar vs Arabie saoudite ou EAU vs Qatar), des industriels donnés (Thales vs MBDA, Eurocopter vs Dassault, etc.) et des programmes spécifiques (programmes navals en Arabie saoudite au profit de DCNS vs programme Rafale aux EAU, etc.), devront prendre en considération l’angle de vue des dirigeants arabes eux-mêmes.
L’équation qui permet aux dirigeants saoudiens, émiratis et qataris, de faire tel ou tel autre choix en matière d’armement, est particulièrement complexe et en constante évolution. Elle intègre, entre autres paramètres, les besoins réels de défense, les évolutions politiques internes, l’évolution du rapport des forces au palais, la perception des menaces et des dangers actuels et futurs, les impératifs de politique extérieure, la perception du poids relatif et absolu du pays fournisseur sur la scène internationale et régionale, des considérations financières, économiques, technologiques, etc. Bref, une panoplie de paramètres, complexes, volatiles, subjectifs, voire capricieux, que le gouvernement français se doit de prendre en considération, systématiquement, pour réussir ses arbitrages au profit des industries stratégiques nationales.
Un de ces paramètres qui rentre dans le processus de décision des trois pays arabes du Golfe mentionnés précédemment, et que Paris a toujours pris en compte lors de ses arbitrages, la compétition entre Riyad, Doha et Abu Dhabi. Aujourd’hui, ce paramètre semble favorable aux Français. En effet, les trois pétromonarchies ont maintenant davantage de questions en commun, que des questions qui les divisent. Les divergences sur les Frères Musulmans par exemple sont étouffées par la peur commune des agitations populaires… Le manque de coordination sur le soutien aux rebelles syriens disparaît devant la détermination commune à renverser Bachar el-Assad. La perception différente du dossier israélo-palestinien est relativisée par le danger venu de l’autre rive du Golfe, de l’Iran chiite. Les exemples sont nombreux pour dire que la compétition entre les pétromonarchies du Golfe qui expliquait l’exclusivité qu’un pays donné cherchait à exercer sur la France, s’estompe aujourd’hui. Elle s’estompe d’autant plus que la France réussit désormais à faire l’unanimité auprès des dirigeants saoudiens, qataris et émiratis, en terme d’image et comme partenaire international toujours plus crédible et encore plus engagé dans les affaires régionales.
Saoudiens, Qataris et Emiratis perçoivent tous, unanimement, la France, comme un partenaire crédible sur les plans économique, technologique, militaire, culturel, diplomatique, politique. Paris n’a pas besoin aujourd’hui de faire des arbitrages entre ces trois pays et leurs marchés d’armements respectifs, Saoudiens, Qataris et Emiratis manifestant tous une volonté de partenariat solide et stratégique avec la France. Le gouvernement français aura toujours à faire des arbitrages au niveau des programmes et des industriels à favoriser sur tel ou tel autre marché. Ces arbitrages ne sauraient être une affaire franco-française seulement. Les Français gagneraient à se placer aussi à la place du partenaire arabe, avant de procéder à de nouveaux arbitrages…