Fadi Assaf
C’est l’ancien Président Nicolas Sarkozy qui a informé l’Emir du Qatar cheikh Hamad Ben Khalifa que le prédicateur extrémiste cheikh Youssef al-Qardaoui, proche des Frères Musulmans, est persona non grata en France et qu’il ne pouvait participer à la réunion organisée en avril 2012 par l’Union des Organisations Islamiques de France. Le Président français, dont le gouvernement décidait aussi d’interdire le territoire national à un autre religieux fondamentaliste, l’Egyptien salafiste M. El-Masri, s’est retrouvé obligé, par courtoisie probablement, d’informer au préalable l’Emir du Qatar du refus de la France d’accueillir sur son territoire al-Qardaoui, la star de la très influente télévision qatarie al-Jazeera. D’origine égyptienne et naturalisé qatari, al-Qardaoui est à nouveau “le bienvenu” en France, avec une influence encore plus grande au sein des populations émigrées et islamisées. Al-Qardaoui, 84 ans, revient en France, surtout par une triple voie : (i) la technologie, surtout le câble qui place al-Jazeera au coeur des foyers islamisés, mais aussi Internet et les réseaux sociaux; (ii) la misère des banlieues, qui ouvre la voie à l’entrée des pétrodollars qataris dans les quartiers les plus déshérités, et donne aux prêches venus du Qatar une résonance bien plus grande; (iii) la plateforme diplomatique offerte par Doha pour promouvoir des causes arabes et islamiques, hier le renversement de Mouammar Kadhafi en Libye, aujourd’hui le djihad contre le régime alaouite de Bachar el-Assad, allié de l’Iran.
Sur Twitter, al-Qardaoui, qui soutient l’action politique et idéologique des Frères Musulmans en Syrie, dénonce la position de l’Iran, de la Russie et de la Chine, à l’égard de la crise en Syrie, et appelle les musulmans du monde entier, y compris donc les musulmans iraniens, russes et chinois, à maudire ces trois pays à l’occasion du Pèlerinage… Al-Qardaoui, prédicateur religieux, fait du zèle politique, et exploite judicieusement sa casquette religieuse pour promouvoir les visions politiques de son hôte qatari. Les choses se compliquent en cas de conflits d’intérêts entre les dirigeants qataris et d’autres acteurs des mêmes scènes géopolitiques. D’ailleurs, al-Qardaoui ne fait pas l’unanimité dans le monde arabo-musulman, où les Frères Musulmans peuvent faire peur à des régimes tels que le régime des Emirats Arabes Unis en guerre ouverte aujourd’hui avec l’organisation islamique qu’il accuse de vouloir déstabiliser les systèmes politiques des pays du Conseil de Coopération du Golfe.
Le Qatar se retrouve parfois en délicatesse avec ses propres partenaires régionaux, entraîné par ce puissant outil de propagande qu’est devenue al-Jazeera, suite à un talk-show politique orienté, ou quelques fois aussi par al-Qardaoui lui-même sur des dossiers délicats comme l’épineux dossier des Frères Musulmans. La France, dont le Président François Hollande doit effectuer une tournée dans le Golfe avant la fin de l’année, ouvre grandes les portes de ses industries, y compris ses industries technologiques, et de ses secteurs économiques les plus porteurs, aux Fonds souverains qataris, et répond favorablement aux sollicitations de Doha en matière d’éducation et de culture, dans l’intérêt direct du rayonnement français. Les relations franco-qataries sont prospères, et prometteuses à plusieurs niveaux. Mais les surplus financiers considérables du petit émirat wahhabite, qui induisent des besoins économiques et technologiques et des besoins en investissement particulièrement désirés par la France en crise, combinés avec une volonté de plus en plus évidente des dirigeants qataris de rayonner eux aussi sur les scènes qui leur deviennent accessibles, dont la scène politique française, soulèvent quelques interrogations tout à fait légitimes à Paris. On se demande surtout comment l’Etat français doit-il procéder pour imposer des garde-fous aux investissements qataris dans deux domaines souverains, la politique extérieure de la France et sa politique interne? Comme pour le cas d’une entreprise stratégique où l’influence de l’actionnaire étranger, qatari dans ce cas, est limitée juridiquement, le gouvernement français doit savoir bloquer les ingérences qataries dans ses politiques internes et étrangères, lorsqu’il choisit, sous la contrainte financière, d’associer le Qatar à la gestion de l’extrême délicate question de l’islam en France, ou lorsqu’il décide, en pensant à d’éventuelles retombées salvatrices pour son rayonnement et pour sa balance commerciale, de s’associer aux projets politiques soutenus par l’émirat dans le monde arabo-musulman.
Le Qatar semble avoir une longueur d’avance sur la France, profitant d’une conjoncture économique particulière, pour s’installer, progressivement, dans “l’Islam de France”, et pour se réserver un strapontin encore aujourd’hui et qu’il espère échanger contre un fauteuil confortable, au Quai d’Orsay et pourquoi pas à Matignon et directement à l’Elysée… L’émirat pourrait vouloir donc influencer la politique extérieure de la France, et choisir aussi de jouer sur la scène interne à travers les banlieues et la problématique de l’Islam. Avec les moyens dont il dispose, dont les pétrodollars à recycler massivement, et les leviers médiatiques et religieux, l’émirat est capable de joindre les deux dimensions, interne et externe, et d’agir simultanément sur les actions domestiques et internationales de la France.
La France a souvent, et continuellement, modifié son angle de vue en regardant le monde arabo-musulman. La politique optimale serait pour Paris de continuer à miser sur un tour de table, le plus équilibré possible, pour éviter une trop grande concentration des intérêts français dans le monde arabo-musulman et dans “le monde musulman” de France aux mains du seul Qatar. Rien ne garantit une convergence de vues durable entre Paris et Doha sur les dossiers gérés conjointement. Rien ne garantit non plus la pérennité du régime des Al Thani, anti-démocratique, au Qatar…