Fadi Assaf.
«Vu les réactions dans l’ensemble de la région à la vidéo ‘The Innocence of Muslims’ et aux caricatures parues dans Charlie Hebdo, soyez vigilants dans vos déplacements, tenez-vous éloignés des rassemblements et des bâtiments sensibles (ambassades, lieux de culte), notamment le vendredi 21/09». Cet appel à la vigilance, reçu par les ressortissants français résidant dans les pays arabo-musulmans, alors que les Etats-Unis et d’autres pays occidentaux appellent eux-aussi leurs ressortissants à une extrême vigilance, risque de se renouveler indéfiniment au cours des prochaines semaines et des prochains mois. La confrontation, car il s’agit bien d’une confrontation, entre deux mondes qui ont le plus grand mal à se comprendre, tend, en effet, à se radicaliser, et à s’étendre. L’incompréhension croît entre le monde arabo-musulman, gagné par un réveil fondamentaliste accéléré par la passivité de la communauté internationale ou par les interventions occidentales pour le moins maladroites, et le monde « libre ». Cette confrontation s’étend géographiquement aussi, et accompagne l’élasticité infinie d’une « Oumma islamiya » clairement « décomplexée ».
Le monde musulman est la « Oumma », une nation sans frontières, qui s’étend sur l’ensemble du globe, et qui s’affirme là où des musulmans vivent, et qui dépasse donc les frontières géographiques de l’ensemble des pays islamiques. La « Oumma islamiya », devenue particulièrement irritable et inflammable comme le montrent si bien les réactions excessives aux provocations, inadmissibles, venues d’ailleurs, possède ses propres frontières, politiques, sociales, culturelles. Concrètement, les populations musulmanes, qui vivent un renouveau islamique, tendent à un « retour aux sources » partout là où elles se trouvent. Mais la « oumma » est tout sauf homogène, et le réveil islamique est tout sauf ordonné et uniforme. Divisés depuis l’avènement de l’islam, tiraillés entre des dogmes et des schismes et des affiliations ethniques et politiques, tout cela sur fond de rivalités historiques et géopolitiques, les musulmans, près de 1,4 milliards d’êtres humains aujourd’hui, répondront toujours à un appel unificateur, celui de la sacralité du prophète. Ainsi, les divisions découlant de l’histoire, des interprétations diverses du Coran, de la culture, des rivalités politiques, de la géopolitique (comme le drame palestinien), etc., s’effacent devant ce qui est vécu aujourd’hui comme une agression contre le prophète de l’islam. Il aura suffi d’un extrait de 13’50’’ d’un film « américain » gratuitement offensif à l’égard de Mahomet pour unifier le monde musulman contre les Etats-Unis. Et il suffira, comme on peut le craindre d’ores et déjà, quelques caricatures « françaises » ridiculement provocatrices pour unifier le monde musulman contre la France. La « oumma islamiya » est en symbiose, et elle s’unit contre « The Innocence of Muslims » et « Charlie Hebdo », contre les Etats-Unis et la France.
Les « Salafistes de France » peuvent compter sur cette unité, affichée là où cela est possible et sournoise là où cela est nécessaire, comme ils pourront compter, progressivement, sur une sympathie, « internationale », qui se matérialisera tôt ou tard par toutes sortes d’aides fraternelles et certainement intéressées. Le « salafisme djihadiste », un mode violent du salafisme et une version meurtrière du renouveau islamique, qui s’épanouit de plus en plus aujourd’hui dans les pays du « printemps arabe », se rapproche des portes de l’Europe. Il s’introduit en France, comme il peut, et s’installe en attendant son réveil. La majorité silencieuse, qu’on décrit comme tenante « d’un islam à la française », cèdera, progressivement, du terrain à une minorité marginale, mais active et agressive. « Les musulmans à la française » ne risquent-ils pas de se retrouver en marge de la « oumma », si l’on garde à l’esprit que les frontières physiques n’entravent plus cette synergie entre les membres de la nation islamique ? La « minorité » ne risque-t-elle pas de devenir plus bruyante encore, grâce à la réserve démographique que lui apporte la « oumma », aux moyens financiers dont elle peut bénéficier de bailleurs de fonds opportunistes et engagés, et aux moyens logistiques et médiatiques aussi (l’exemple du prédicateur radical al-Qaradoui, star de la chaîne qatarie al-Jazeera, est dans ce cadre particulièrement intéressant)? En France, le double complexe de la « minorité violente et agressive » et de « la majorité silencieuse » ne tardera pas à émerger, avec force mais sans conviction, au sein d’une classe politique désemparée face à la problématique « salafiste ». La boîte de pandore est ouverte, et il ne sert pas à grand-chose d’identifier des responsables, quoique… Mais la France, partie assister les opposants aux dictatures qu’elle a fréquentée pendant des décennies, y compris les opposants les plus radicaux, se retrouve, de facto, confrontée à des sociétés « libérées » mais toujours plus « fanatisées ». Elle devra imaginer un modus vivendi avec ces nouveaux pouvoirs qui se mettent en place de l’autre côté de la Méditerranée, y compris et surtout ceux qui seront sous le contrôle ou sous influence des idéologies les plus radicales. La France, qui a des intérêts à défendre dans cette partie du monde et un rayonnement culturel, économique et politique, à préserver, ne doit pas oublier de consolider, en parallèle, le nouveau front interne qui s’ouvre à la faveur du « printemps arabe » et des « caricatures » du prophète…