Fadi Assaf.
« Innocence of Muslims » mobilise les foules à travers le monde arabo-musulman, à commencer par l’Egypte, conquise récemment par les Frères Musulmans, où l’étendard associé à al-Qaëda remplaçait ce 11 Septembre le drapeau étoilé des Etats-Unis devant l’Ambassade américaine au Caire, aux cris de « Obama No, Oussama Yes ». Au Soudan, les autorités, taxées « d’anti-américanisme », encouragent, tout en les encadrant, les Soudanais à dénoncer « Innocence of Muslims ». C’est un peu le cas à Sanaa où les manifestants ont investi le site de l’Ambassade américaine, alors que la guerre contre al-Qaëda fait rage à travers le Yémen, avec une contribution visible des Forces spéciales américaines. Pour leur part, les régimes ancrés dans le camp américain, comme les monarchies arabes, celles du Golfe, la Jordanie ou le Maroc, « conseillent » la retenue à leurs populations, tout en tolérant, lorsqu’ils ne peuvent les étouffer, des manifestations populaires contre le film (Jordanie, Maroc). Les rebelles syriens, soupçonnés de « djihadisme » et de collusion avec al-Qaëda et ses filiales, ont dénoncé l’action et la réaction, le film et la violence qui s’est manifestée en réponse à cette offense à l’islam. C’est que la « vitrine » de l’Opposition militante syrienne a été à bonne école, celle des Frères Musulmans qui manient parfaitement bien le double langage. Quant aux régimes pétro-monarchiques mentionnés précédemment, et aussi « pro-américains » soient-ils, ils possèdent la marge de manœuvre qui leur permet de contenir, encore aujourd’hui, la colère populaire contre un tel acte hostile à l’islam, venu de Hollywood, puisque le système instauré avec ingéniosité par les dirigeants wahhabites (Saoudiens, Qataris) et les autres voisins bailleurs de fonds, permet de « donner à chacun ses droits » : aux Américains une coopération intéressée et indispensable pour les deux parties (énergie, recyclage des pétrodollars, etc.), et au djihad international une contribution, toujours plus subtile, et tout aussi intéressée et indispensable pour les deux parties là aussi…
En Libye, le contexte de l’attaque contre le consulat américain à Benghazi est bien différent. L’Ambassadeur américain J. Christopher Stevens, fervent soutien des révolutionnaires qui ont provoqué la chute du régime de Mouammar Kadhafi, a été assassiné, un 11 Septembre, à Benghazi, fief d’al-Qaëda, dans ce qui semble être une action planifiée et coordonnée… Pour la chef de la diplomatie américaine Hillary Clinton, c’est « un petit groupe de sauvages » qui a perpétré l’attaque contre le consulat américain à Benghazi et provoqué la mort de plusieurs personnes dont l’ambassadeur, pour protester contre un film provocateur « Innocence of Muslims » coproduit aux Etats-Unis par un autre « petit groupe » dont l’identité et l’origine exacte restent un mystère. Pour les autorités libyennes, c’est aussi des parties, toujours « petites », « d’extrémistes », un mélange de partisans de l’ancien régime de Mouammar Kadhafi et d’al-Qaëda, qui ont profité de la mobilisation contre « Innocence of Muslims » pour s’en prendre aux intérêts américains. Pour lutter contre ces « petits » groupes qui ont en commun d’être « anti-américains », l’administration américaine, engagée dans sa campagne présidentielle, décide de déployer deux destroyers à proximité de la Libye « simplement par mesure préventive », après l’assassinat des diplomates américains à Benghazi.
Les Etats-Unis, pris par leurs échéances politiques internes, réagissent modérément, encore aujourd’hui. Mais le risque de les voir entraînés, et avec eux leurs alliés dans la guerre mondiale contre le terrorisme, sur un nouveau front djihadiste, sur le sol libyen, est réel. Au moment où al-Qaëda s’active sur d’autres fronts, dont le front syrien, et qu’elle poursuit son djihad global, le risque d’une déstabilisation générale de l’Afrique du Nord à partir de la Libye n’a jamais été aussi visible. Une approche plus globale de l’insécurité sur l’ensemble de la zone donne une image encore plus inquiétante. Tripoli s’embarque, sûrement, dans la guerre américaine contre le terrorisme, à l’image de Sanaa et de Kaboul… Dans l’Egypte voisine, les Frères Musulmans entament leur règne sur fond de crises politiques, sociales et économiques, et sur fond de tensions régionales exacerbées. Sauront-ils préserver l’unité du pays, sa stabilité, et à bloquer la montée en puissance de la concurrence radicale (salafisme djihadiste, al-Qaëda), alors même qu’ils pensent déjà à exporter leur modèle sociopolitique à travers le monde arabe ? Si la Libye est stratégique dans sa double dimension énergétique et géographique, l’Egypte, 91 millions d’habitants, semble l’être encore plus, aux yeux des Etats-Unis, pour des raisons géopolitiques évidentes. A Tripoli, les dirigeants du nouveau pouvoir, installés grâce à l’intervention des Occidentaux, auront peu de chance de pouvoir résister aux pressions américaines lorsqu’il s’agit de contribuer à l’effort de guerre contre al-Qaëda. Par contre, l’Egypte, celle des Frères Musulmans adeptes d’une diplomatie parallèle jusque-là très réussie, peut s’accommoder autrement aux exigences américaines…
Les Etats-Unis ne manqueront pas de mettre la pression, lentement mais sûrement, sur les autorités libyennes « alliées », afin de les engager dans la guerre mondiale contre le terrorisme. Après l’Afghanistan, l’Irak, le Yémen, sans parler de la Somalie et d’autres scènes du djihad international, al-Qaëda continue de monter en puissance en Afrique du nord. Les bouleversements provoqués par les révolutions populaires, islamisées et « islamisantes », avec les encouragements directs et indirects des Etats-Unis et de puissances régionales et internationales, attisent les violences et accroissent l’intolérance, sur fond de radicalisation automatique des sociétés. C’est un peu un effet contraire de ce qu’on pouvait espérer de ces révolutions menées contre des dictatures opprimantes… Violences et intolérance mènent inéluctablement à une confrontation ouverte de ces sociétés avec « le monde extérieur ». Cela s’appelle le djihad. Prévisibles, en dépit d’un changement évident de leurs priorités au profit de la scène interne, les Américains ne manqueront pas d’ouvrir un nouveau front en Libye, dans le cadre de leur lutte généralisée contre al-Qaëda. L’organisation d’Oussama Benladen, et sa filiale régionale AQMI, engagées toutes deux dans un djihad antioccidental sur la zone, ne pouvaient espérer mieux. La réaction au film coïncide en effet avec la confirmation, par le leader d’al-Qaëda Ayman al-Zawahiri, de la mort d’Abou Yahya al-Libi, d’origine libyenne, tué en juin dernier par un drone américain au Pakistan, et l’appel lancé aux Libyens pour venger sa mort, diffusé le 10 Septembre, la veille de l’attaque contre le consulat américain à Benghazi. Les drones américains qui entreront probablement en action contre les groupes djihadistes en Libye, et les pressions qu’exerceront les Américains sur leurs alliés au sein du nouveau pouvoir libyen, ont de fortes chances de provoquer, là aussi, des effets contraires à ceux espérés… Un peu à l’afghane ou la yéménite. AQMI, qui contrôle déjà Benghazi, directement ou via des relais locaux de diverses obédiences (principalement, “Ansar al-Charia”), ne pouvait manquer l’occasion que lui offre la promotion de « Innocence of Muslims » pour engager son premier bras de fer direct, sur le sol libyen, avec les Américains.