Par Fadi Assaf.
Riyad ne pouvait pas laisser passer les commentaires officiels russes sur les incidents à Qatif, sans réagir, avec fermeté, et sans condamner les ingérences de la Russie dans les affaires intérieures du royaume. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Les relations entre l’Arabie saoudite et la Russie frôlent la crise, sur fond de conflit syrien, de tensions saoudo-iraniennes, et de désaccords pétroliers.
C’est une « source officielle », qui rapporte une position du Ministère saoudien des Affaires étrangères, et qui est citée par l’agence de presse officielle Saudi Press Agency (SPA, 14/07), qui a réagi aux propos du représentant du Ministère russe des Affaires étrangères aux Droits de l’homme sur les incidents de la Province orientale. C’est donc une réaction officielle, qui n’a pas de visage, mais derrière laquelle on voit bien une solidarité familiale orchestrée par le Ministre des Affaires étrangères le prince Saoud el-Fayçal et par le vice-Ministre des Affaires étrangères le prince Abdulaziz Ben Abdullah Ben Abdulaziz (fils de l’actuel roi Abdullah Ben Abdulaziz). Riyad, qui n’avait pas jugé bon de réagir aux déclarations de l’Iran ou encore du Hezbollah libanais sur ces mêmes incidents, survenus dans les régions chiites du royaume, n’a pas hésité à condamner, à chaud, les propos de Konstantin Dolgov sur le site du Ministère russe des Affaires étrangères (www.mid.ru).
L’Arabie saoudite, qui doit voir d’un mauvais œil la médiatisation excessive des incidents de Qatif par les médias contrôlés par les Iraniens, les Syriens ou le Hezbollah, ou gravitant dans leur orbite, a passé sous silence les condamnations par l’Iran et le Hezbollah de l’usage de la force par les autorités saoudiennes contre les manifestants chiites de la Province orientale. La télévision iranienne d’expression arabe, al-Aalam, et la télévision libanaise du Hezbollah, al-Manar, ou encore la télévision panarabe diffusant à partir de Beyrouth al-Mayadin, s’intéressent trop, en effet, aux incidents du Qatif, même s’il ne s’agit pas des premiers incidents du genre, et même si ces incidents restent sous contrôle et sous un seuil très largement tolérable dans cette partie du monde. La propagande anti-saoudienne fonctionne, et cela doit être perçu comme une action « coordonnée » vue de Riyad, relayée par les films diffusés sur Youtube et via les réseaux sociaux. La toile médiatique contrôlée par l’Arabie saoudite ou sous influence saoudienne étant ce qu’elle est, le royaume pouvait se permettre d’éviter de réagir, encore à ce stade, à cette propagande qui émane, finalement, de parties hostiles. L’Arabie saoudite mobilise, en effet, ses médias et les médias qu’elle contrôle ou qu’elle influence, pour répondre, indirectement, à cette propagande « régionale », à coups de communiqués officiels du Ministère de l’Intérieur et d’annonces émanant de sources de sécurité. Même, les commentaires éventuels d’ONG sont traités « à basse intensité », encore aujourd’hui. Les ingérences russes imposent une réaction différente.
Certes, K. Dolgov fait dans les “droits de l’homme”. Mais cela n’atténue nullement, aux yeux des Saoudiens, l’agressivité russe et « l’hostilité » manifeste de Moscou à l’égard de Riyad. Riyad condamne fermement les déclarations de Dolgov qu’il qualifie « d’hostiles », alors que Téhéran et le Hezbollah, qui s’érigent en sponsors régionaux des populations chiites, sont ménagés, encore aujourd’hui. Les autorités saoudiennes peuvent considérer les critiques iraniennes et celles du Hezbollah comme, à la limite, « normales », même si Riyad ne cesse de nier le caractère confessionnel des incidents à la Province orientale, et même si les Saoudiens ne tolèrent nullement les tentatives de sponsoring de Téhéran et du Hezbollah des populations chiites saoudiennes. Les autorités saoudiennes, qui peuvent redouter une confessionnalisation du conflit avec les Chiites qui peuplent les régions riches en hydrocarbures, redoutent aussi tout aussi fortement une régionalisation d’un tel conflit, alors que s’embrasent les fronts confessionnels en Irak, à Bahreïn, au Yémen (soutien iranien aux Houthis), sans parler du Liban et de la Syrie. Mais les Saoudiens savent bien aussi, et à juste titre, que, pour le moment, les populations chiites saoudiennes manifestent un attachement clair au royaume et ne s’identifient pas aux courants de pensée religieux et politiques extérieurs. Pour le moment donc, il s’agit d’un conflit, qui prend, certes, une connotation confessionnelle car il s’agit d’une minorité chiite opprimée par une majorité wahhabite ultra-radicale, mais il s’agit d’un conflit politique, social et à la limite économique, interne. S’engager dans des échanges stériles avec l’Iran ou le Hezbollah sur cette question risque d’attiser les tensions confessionnelles et d’introduire, surtout, un élément externe. La Russie, qui s’intéresse, de manière opportuniste, à cette affaire saoudienne interne, mérite une réaction autrement plus rapide et plus ferme.
Car, en effet, Moscou, qui n’a jamais pardonné par ailleurs aux Saoudiens leur rôle dans le conflit en Tchétchénie et dans le Caucase, semble y voir l’occasion de mettre une pression supplémentaire sur Riyad, alors que les deux pays sont engagés sur d’autres fronts, plus stratégiques. Il y a le dossier syrien, et la guerre que se livrent, par procuration, Russes et Saoudiens, en Syrie où Moscou continue de soutenir le régime alaouite de Bachar el-Assad que Riyad veut faire remplacer par un régime plus favorable à son rayonnement régional. Il y a le dossier iranien, et l’influence russe sur le bras de fer engagé entre la république islamique d’Iran et la communauté internationale, avec tout ce que cela implique au niveau des rapports de force entre les deux rives du Golfe et de la sécurité de l’Arabie saoudite et des Etats membres du Conseil de Coopération du Golfe. Il y a aussi, bien évidemment, le dossier pétrolier, et les désaccords grandissants entre Moscou et Riyad sur la régulation du marché mondial. L’Arabie saoudite, qui refuse de réduire la production pétrolière, agit, directement, contre les intérêts économiques et stratégiques de la Russie qui estime ses recettes pétrolières menacées par cette pratique, jusqu’à voir, à terme, sa relance économique compromise. Les Saoudiens, bien ancrés dans le camp occidental, sont ainsi soupçonnés par les Russes d’œuvrer pour nuire aux intérêts pétroliers et donc économiques de la Russie, dans le but d’entraver son repositionnement stratégique sur l’échiquier international.
Cette pratique saoudienne, alors que le prix du baril retombe en-dessous de $90, affecte la Russie, comme elle affecte aussi l’Iran. Russes et Iraniens risquent de se retrouver confrontés, ensemble, aux Saoudiens, sur plusieurs fronts : le pétrole, le nucléaire iranien, la sécurité du Golfe, la Syrie. Si les incidents se poursuivent dans la Province Orientale, riche en pétrole et peuplée de Chiites, cela pourrait-il porter le conflit à l’intérieur du royaume ?
Face à « l’hostilité » russe, les Saoudiens se doivent de réagir, fermement, alors qu’ils peuvent redouter, à terme, une coordination russo-iranienne qui menacerait de porter le conflit à l’intérieur du royaume… Le facteur confessionnel, sur lequel les Iraniens peuvent espérer jouer, n’a pas encore mûri. Riyad tentera tout pour contenir les incidents dans la Province Orientale pour éviter une « confessionnalisation » (Sunnites vs Chiites) du conflit, voire une « régionalisation » (Iran vs Arabie saoudite, Hezbollah, Houthis, Bahreïn, Syrie) ou encore une « internationalisation » (Russie, Etats-Unis). Sur le plan interne, les autorités saoudiennes manieront le bâton et la carotte, et tenteront de faire des concessions, sur le plan politique, social et économique, pour éviter un débordement de la situation, tout en imposant la discipline et la sécurité par la force. Sur le plan externe, elles tenteront de bloquer les tentatives d’ingérences venant de Moscou ou de Téhéran, ou encore de leurs relais régionaux, même si cela impliquerait pour elles un rapprochement encore plus grand, donc plus coûteux, avec les Etats-Unis et le camp occidental.