Par Fadi Assaf.
Dans le cadre de ses contacts avec les dirigeants du monde arabe, le Président français François Hollande rencontre le 11/07 à 17h à l’Elysée le Prince héritier d’Abu Dhabi et commandant adjoint des Forces armées émiraties cheikh Mohammad Ben Zayed Al Nahyan, quelques jours après avoir rencontré son frère le Ministre des Affaires étrangères cheikh Abdullah Ben Zayed Al Nahyan en marge de la Conférence des Amis du peuple syrien à Paris. L’homme fort d’Abu Dhabi et des Emirats Arabes Unis, Mohammad Ben Zayed, qui vient d’effectuer une visite officielle à Londres où il a été reçu, le 25/06, avec son frère Abdullah, par le Premier ministre David Cameron, est reçu à l’Elysée comme le chef d’Etat, même s’il n’est encore aujourd’hui que le « numéro deux » de son demi-frère le Président de la fédération et Emir d’Abu Dhabi cheikh Khalifa Ben Zayed Al Nahyan. Ce dernier tente de placer sa progéniture dans le processus de succession, mais les jeux sont faits, et, sauf imprévu et « printemps arabe », Mohammad Ben Zayed sera le prochain Emir d’Abu Dhabi et le prochain Président des EAU. Le pays reste stable, relativement, en dépit des agitations qui l’entourent, et malgré un environnement géopolitique tendu. Le nouveau Président français reçoit donc l’actuel homme fort du pays et celui qui est prévu de le gouverner pendant quelque temps à la disparition de cheikh Khalifa. François Hollande reçoit, pour ainsi dire, l’homme qui oriente, dès aujourd’hui et depuis quelque temps déjà, les grands choix stratégiques des EAU, et qui supervisera, au cours des prochaines années, l’implémentation de ces choix et le respect des engagements émiratis, y compris avec « le partenaire stratégique » qu’est la France. C’est sous cet angle que les discussions franco-émiraties se tiennent à Paris, entre un Président de gauche élu pour un mandat de cinq ans, et un dirigeant conservateur non élu « à vie », discussions qui placent les grandes questions stratégiques au cœur de l’actualité bilatérale.
Il y a bien évidemment la Syrie, et l’engagement sans équivoque des Al Nahyan contre le régime alaouite de Bachar el-Assad. En filigrane, il y a surtout l’Iran et l’axe syro-irano-chiite qu’Abu Dhabi espère ainsi affaiblir, en déstabilisant le « relais » alaouite au Levant. Les EAU, qui se sont engagés aux côtés de la France « sarkozyste » contre le régime de Mouammar Kadhafi, sont sur la même longueur d’ondes sur les dossiers syrien et iranien. Les partenaires, stratégiques, émiratis et français, sont d’accord sur la nécessité de poursuivre la pression sur le régime syrien en vue d’obtenir sa chute, et sur la nécessité aussi de poursuivre l’encerclement de la république islamique d’Iran en vue de contenir son agressivité, y compris dans le Golfe. Les points de vue émiratis et français se recoupent aussi sur d’autres questions d’actualité, comme la nécessaire surveillance de la communauté chiite libanaise connectée au Hezbollah et à l’Iran. Sur ce dernier point, des divergences existent entre les deux parties, même si la prudence à l’égard du Hezbollah est partagée par les Emiratis (qui mettent la pression sur les réseaux du Hezbollah aux EAU) et les Français (qui maintiennent des contacts utiles avec ces mêmes réseaux au sud-Liban où des soldats français de la FINUL sont déployés, et dans certains pays d’Afrique où la coopération franco-libanaise pour ne pas dire franco-Hezbollah s’impose par moment). La France, qui entretient une base navale à Abu Dhabi « face » à l’Iran, partage avec les EAU sa lecture des évolutions régionales, et internationales. La présence française à Abu Dhabi et aussi à Dubaï se fait sentir, aussi bien sur le plan culturel (Musée du Louvre), éducatif (La Sorbonne), économique et commercial, que sur le plan sécuritaire et technico-militaire. C’est l’aspect visible, illustratif, de cette dimension « stratégique » des relations franco-émiraties.
Pourtant, tout observateur perçoit automatiquement des failles dans ce partenariat stratégique franco-émirati, surtout avec le déséquilibre évident au niveau des contributions respectives d’Abu Dhabi et de Paris. Certes, la France gagne en ayant un relais militaire abudhabien, avec sa base navale, puisqu’elle lui donne « pignon sur rue » sur une des voies maritimes énergétiques les plus sensibles de la planète. Certes, la France gagne en « prêtant » son Louvre et sa Sorbonne aux Emiratis, puisque cela lui procure un rayonnement certain dans le pays et la région. Et bien évidemment, les échanges économiques et commerciaux entre la France et les EAU consolident la place des industriels français et de leurs enseignes sur ces marchés. Mais il reste quelques imperfections dans ce schéma, pénalisantes pour la France. Elles ne concernent pas que le marché émirati, puisqu’on les constate aussi sur les marchés arabes voisins, comme l’Arabie saoudite principalement. « L’engagement stratégique » de la France envers Abu Dhabi, sur des dossiers régionaux délicats, y compris le dossier iranien, et « la montée au front », pratiquement, de l’Armée française face à l’Iran, ne sont pas toujours récompensés par des engagements émiratis (et saoudiens) de la même teneur. La faille n’est pas forcément du côté des partenaires émiratis et arabes.
Importer du pétrole et du gaz c’est bien. Exporter des biens et des services, et transférer des technologies, c’est bien aussi. Instaurer un échange culturel et académique c’est tout aussi bien. Recycler, dans l’économie française, des pétrodollars en cas de crise, c’est encore mieux. S’engager, « stratégiquement », en faveur de la sécurité, de la défense, et de la souveraineté des EAU, c’est le summum de ce que la France, puissance internationale, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, peut offrir à un partenaire, sur la zone. En échange, et pour se limiter au seul cas des Emirats dont le Prince héritier se trouve en visite officielle à Paris, la France, et ses industriels, ont l’obligation d’exiger mieux. C’est un engagement « stratégique » des Abu Dhabiens, qui doit se traduire par un soutien solide et ciblé aux secteurs technologiques de pointe et aux industries « de souveraineté nationale », que la France doit obtenir afin de rééquilibrer ce partenariat franco-émirati. Ainsi, le secteur de la défense, notamment l’industrie aéronautique et les programmes hautement technologiques, le secteur de l’énergie, y compris les énergies renouvelables et le nucléaire, le secteur des transports, y compris aérien et ferroviaire, le secteur pharmaceutique, etc., doivent être privilégiés, afin de consolider le partenariat stratégique et de l’enraciner dans la pratique. Si la France, au-delà des échanges « conventionnels » avec les EAU, offre un engagement militaire, sécuritaire et diplomatique, aussi fort à Abu Dhabi, elle peut s’attendre à un engagement aussi solide à son égard de la part de ses partenaires émiratis, au profit de son indépendance technologique et de sa souveraineté nationale. Les Emiratis le comprennent certainement ainsi. Ce qu’ils ne doivent pas comprendre, c’est plutôt la faiblesse des exigences françaises à leur égard, eux qui traitent avec des partenaires bien moins complaisants lorsqu’il s’agit de leurs intérêts nationaux…
D’ailleurs, les Emiratis (comme les Saoudiens et d’autres partenaires arabes de la France) ont des pratiques différentes avec la France que celles employées avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne (pour se limiter à ces deux autres partenaires occidentaux), sur des dossiers identiques. Ainsi, à titre d’illustration, le « prix » repasse souvent à la tête des priorités lors des négociations franco-émiraties (ou franco-saoudiennes ou aussi franco-qataries) sur des programmes stratégiques d’armement ou de hautes technologies (avions de combat, navires de guerre, drones, aviation civile, transports terrestres, etc.), alors que ce même critère est relégué, automatiquement, à la deuxième ou la troisième position lors des négociations avec les Américains et les Britanniques. Avec les « anglo-américains », Emiratis et Saoudiens ne discutent que marginalement le prix…. Quand les négociateurs français entendent de leurs interlocuteurs émiratis et saoudiens que leurs avions et leurs systèmes d’armes sont « trop chers », ils comprennent aussi que leurs produits sont demandés et appréciés par les partenaires arabes, au même titre, au moins sinon plus, que ceux de la concurrence. Pourtant, les négociateurs français, généralement peu rôdés à la négociation de « marchands de tapis », car il s’agit le plus souvent d’officiels et de représentants de l’Etat, n’ont pas le réflexe d’une réplique vive pour éviter de se retrouver évincés du circuit à cause d’un prix mal jugé… Le négociateur arabe y voit un point faible, et saisit systématiquement l’occasion pour mettre la pression sur le gouvernement français dans le but de jouer l’Etat français contre ses industriels… Il sait cela possible, et probable, dans le cas français, mais il sait aussi que cette pratique est inutile avec les gouvernements américain et britannique qui restent solidaires chacun avec leurs industriels. Alors que les pressions d’Abu Dhabi (encore une fois, pour se limiter à ce cas) se répercutent directement sur les industriels, via le gouvernement français, jusqu’à déstabiliser l’ensemble de l’offre française, ces mêmes pressions sont absorbées par les gouvernements américain et britannique et n’affectent pas, in fine, les offres faites par leurs industriels respectifs. Le prix est utilisé par le négociateur émirati pour déstabiliser l’offre française, alors qu’il n’est pas questionné dans les cas américain et britannique. A cela trois raisons apparentes :
- Le partenaire émirati voit, clairement, la faille dans le dispositif français, à ce niveau, et entend l’exploiter, une faille qui ne se manifeste donc pas chez les Américains et les Britanniques ; le prix est la « corde sensible » du dispositif français, d’autant que les négociateurs «officiels » sont tout sauf des commerçants, et répercutent le tout, automatiquement, sur les industriels, comme évoqué précédemment ; le plus délicat reste, pour le gouvernement français, c’est d’exporter, et exporter « à tout prix », voire « à n’importe quel prix »… Tout client averti exploiterait forcément cette faille. Les Emiratis et les Saoudiens savent le faire, avec les Français.
- Le négociateur émirati est très vite confronté à ses limites sur le plan technologique et opérationnel, et admet, rapidement, la cohérence de l’offre française sur ce plan, ce qui le prive de la capacité de manœuvrer à ce niveau ; les systèmes et technologies proposés par la France sont équivalents, sinon supérieurs selon les créneaux, à ceux proposés par la concurrence, ce que les Emiratis ne peuvent pas contester. Une force que les Français n’arrivent pas toujours à exploiter.
- Le prix peut être un vecteur « opaque » dans les transactions internationales de cette importance. Et, à ce niveau, toutes les règles nationales ne se valent pas, et tous les accords internationaux ne sont pas appliqués d’une manière équivalente partout… L’exemple, qui revient toujours jusqu’à devenir un « cas d’école », est celui du programme Yamama en Arabie saoudite, un programme générateur de commissions, occultes ou moins occultes, qui a vu un Premier ministre britannique ordonner l’arrêt d’une procédure judiciaire dans son pays pour ne pas compromettre l’affaire… Impensable en France, où la vigilance est devenue obsessionnelle… Un fait, perçu comme une force par les Français, mais qui est interprété comme une faille par les clients et la concurrence…
Mohammad Ben Zayed Al Nahyan se rend à l’Elysée, pour parler du présent et pour préparer l’avenir des relations franco-émiraties. C’est une occasion, alors que le nouveau Président François Hollande s’installe pour cinq ans, au moins, de « pratiquer » les échanges franco-émiratis « autrement ». Les échanges entre la France et ses principaux partenaires arabes, y compris les EAU et l’Arabie saoudite, étaient plus que timides sous la présidence de Jacques Chirac et sous celle de Nicolas Sarkozy. Doit-on espérer le changement, maintenant ?
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