Par Fadi Assaf.
Les Etats-Unis hébergent le plus grand nombre de think-tanks dont les boîtes à idées les plus influentes du monde. Et cela est tout à fait logique et cohérent. Les think-tanks américains sont adossés à des centres universitaires, à des partis politiques, etc., et peuvent bénéficier de l’appui de puissants lobbies et de corporations. Leurs idées peuvent influencer les politiques publiques domestiques et internationales, y compris celles touchant aux affaires intéressant la région du Moyen-Orient et le Monde Arabe (où les dirigeants locaux sont imprégnés, lorsqu’ils lisent et s’informent, d’idées fabriquées outre-mer).
Avec une population globale (349 millions) qui dépasse celle des Etats-Unis (313 millions), où les think-tanks se comptent par milliers, le Monde Arabe ne possède que quelques dizaines de think-tanks, à la production incertaine, à l’influence occasionnelle, et au rayonnement limité. Les deux ensembles ne sont, certes, pas comparables, sauf peut-être au niveau de leurs populations respectives. Ni les systèmes politiques ne sont comparables, ni les paramètres de développement, ni le niveau d’éducation, etc. Pourtant, le Monde Arabe parvient à influencer le monde, sur le plan économique, en exportant son pétrole et son gaz, et sur le plan sécuritaire, en exportant ses conflits et son instabilité. A d’autres époques, les Arabes ont pu influencer le monde aussi à travers leurs sciences. Aujourd’hui, ils paraissent à court d’idées, une évidence que la multiplication de think-tanks n’effacera pas de sitôt.
Grosso modo, on peut classer en trois catégories les think-tanks dans le Monde Arabe : (i) ceux qui sont des extensions, d’une manière ou d’une autre, d’enseignes étrangères, et dont on ne parviendra pas à enlever l’étiquette étrangère (comme Carnegie Middle East Center, basé à Beyrouth, et qui relève de l’un des think-tanks américains les plus influents aux Etats-Unis) ; (ii) ceux qui sont totalement assujettis aux dirigeants locaux, dont ils servent le dessein politique jusqu’à perdre totalement leur crédibilité indépendamment de la qualité des travaux réalisés (comme le dynamique Emirates Center for Strategic Studies & Research qui est sous l’autorité directe du Prince héritier d’Abu Dhabi cheikh Mohammad Ben Zayed Al Nayan) ; (iii) ceux dits « indépendants », mais dont l’indépendance reste très relative pour des raisons liées à la marge de manœuvre naturellement limitée dans leur propre environnement (comme le Gulf Research Center qui sollicite des donateurs privés, et qui propose un maillage intéressant de chercheurs académiques indépendants, sans parler de pseudo-think-tanks qui se dotent d’« advisory board » aux noms et titres racoleurs et aux ambitions ronflantes et où les contributeurs sont surtout issus du monde politique et du milieu des médias plutôt que de la recherche académique).
Sans nous attarder sur la définition, elle-même floue, d’un think-tank, ni sur la capacité pour un think-tank basé dans un pays arabe à produire des idées et à les faire adopter par la classe dirigeante ou à en faire profiter l’opinion publique et les décideurs, il paraît évident que le problème de base réside dans le contexte général contraignant pour une telle entreprise qui nécessite une réelle liberté politique, et une synergie, même partielle, entre le monde académique et le monde politique. Dans des pays où les médias manquent de liberté, où les citoyens sont surveillés même sur les réseaux sociaux, où le cloisonnement est la règle entre les diverses composantes des sociétés, tout cela avant, pendant et après le « printemps arabe », peut-on espérer un recentrage de la place et du rôle des think-tanks dans le monde arabe ?
La place et le rôle des boîtes à idées ne sont pas idylliques, y compris dans les grandes démocraties où les think-tanks peuvent même dénaturer la démocratie, influencer de manière perverse les politiques publiques, et servir des intérêts, privés, corporatistes et partisans. Mais dans ces pays, le système démocratique offre des garanties qu’il est improbable de trouver, encore aujourd’hui, dans le Monde Arabe, même dans les pays qui viennent de vivre une révolution. Dans les pays démocratiques, qui n’ont pas le monopole des think-tanks, mais où ces institutions occupent la place que l’on sait, les réservoirs d’idées ne tarissent pas, alimentés par un système politique dynamique et soutenus par des moyens intellectuels et matériels conséquents (des moyens intellectuels et matériels « prélevés », dans certains cas, sur ceux disponibles dans le Monde Arabe et qui auraient certainement pu servir localement). Encore une fois, ce schéma n’est pas parfait, mais le dynamisme des think-tanks contribue à la vivacité du débat public sur les questions centrales, et à réguler le système de prise de décision dans les démocraties. Est-ce pour cela d’ailleurs qu’ils vivent, dans le Monde Arabe, une traversée du désert qui paraît interminable, et qu’ils sont condamnés à servir une grossière image d’ouverture politique et intellectuelle ?