Par Fadi Assaf.
Le roi Abdullah Ben Abdulaziz a ordonné le retour de l’ambassadeur saoudien au Caire, quelques jours après la décision de Riyad de rappeler son ambassadeur et de fermer son ambassade en Egypte. La décision du souverain a été annoncée le 04/05 à l’issue de la visite au palais royal à Riyad d’une délégation égyptienne de haut rang, comprenant les présidents du Parlement et de la Choura, des leaders de diverses formations politiques et des représentants de la société civile. La décision de Riyad de fermer son ambassade au Caire et ses représentations diplomatiques à Suez et à Alexandrie, et de rappeler son ambassadeur, avait été prise le 28/04 à la suite de manifestations anti-saoudiennes en Egypte. Ces manifestations étaient organisées en réaction à l’arrestation par les autorités saoudiennes d’un avocat égyptien, Ahmad al-Jizaoui, pour avoir intenté un procès contre le royaume pour le mauvais traitement qui serait réservé aux ressortissants égyptiens sur le sol saoudien. Les réactions de l’une ou de l’autre des deux parties paraissent pour le moins déséquilibrées, et excessives, si l’on mesure les enjeux.
Au-delà de ces évolutions, somme toute minimes, les relations saoudo-égyptiennes passent par une période critique, et subissent de fortes tensions liées à des considérations plus profondes, internes à chaque pays, et d’ordre géopolitique aussi. La révolution égyptienne, qui a provoqué la chute humiliante du régime de Husni Moubarak, un régime allié quasi-inconditionnel des Al Saoud, risque in fine d’ouvrir la voie, à nouveau, à une compétition féroce entre Riyad et Le Caire. Chacune des deux parties tente de se positionner vis-à-vis de l’autre, puisqu’il est évident qu’elles occuperont toutes les deux une place commune aussi bien sur la scène islamique que sur la scène arabe. Cela suscite immanquablement des tensions, dans le cadre d’un jeu géopolitique « à somme nulle ».
Pour les dirigeants saoudiens, le modus vivendi qui avait été instauré 30 ans durant avec le régime de Husni Moubarak, régime que tout le poids du royaume n’a finalement pas pu sauver, est aujourd’hui ébranlé, avec la montée en puissance au Caire des Frères Musulmans. Les Israéliens s’inquiètent aussi de ces évolutions brutales dans cet immense pays voisin, mais recherchent, au-delà de leur propre force intrinsèque, des garanties auprès de leurs alliés américains sur des questions sensibles : la sécurité, l’influence égyptienne dans les territoires palestiniens, et surtout les accords de « Camp David ». Les Saoudiens, qui considèrent l’arrivée au pouvoir en Egypte des Frères Musulmans comme une menace directe pour leur rayonnement islamique et géopolitique, sont nourris d’une grande susceptibilité à l’égard du rapprochement probable entre Washington et les forces islamistes émergentes. Les dirigeants saoudiens, le roi Abdullah, mais aussi et surtout son Prince héritier et ministre de l’intérieur Nayef Ben Abdulaziz, vivent la montée en puissance des Frères Musulmans en Egypte comme une menace réelle, directe et imminente, que leur alliance avec Washington ne contiendrait pas nécessairement… Rechercher rapidement un modus vivendi avec l’Egypte post-Moubarak devient une priorité pour eux.
L’Arabie saoudite voit donc d’un mauvais œil et avec une grande inquiétude l’émergence d’une Egypte capable de remettre en question, sans ménagement, les grands arrangements conclus entre les deux pays au cours des trois dernières décennies. Ces arrangements conclus entre Moubarak et les Al Saoud ressemblent bien à ceux conclus entre Moubarak et Washington : la « paix » (la paix avec Israël pour les Américains, et la paix sur les dossiers communs avec les Saoudiens) contre un programme d’assistanat… Pour l’Arabie saoudite, qui garde un mauvais souvenir de la rivalité des années 60 avec l’Egypte nationaliste de Nasser, il s’agissait d’occuper, grâce à l’orientation d’une partie des pétrodollars vers l’Egypte, un double espace « naturellement » destiné aux Egyptiens : un espace géopolitique, avec la transformation de l’Arabie saoudite en un « pilier » du système arabe, et un espace religieux, avec un contrôle systématique de l’Azhar et bien entendu l’étouffement automatique de toute velléité de concurrence aux Lieux Saints de l’Islam tombés sous l’autorité des Al Saoud.
Le deal saoudo-égyptien, parrainé par Washington, se faisait forcément au détriment des Frères Musulmans et, plus généralement, au détriment du rayonnement de l’Egypte dans le monde arabe. La nouvelle Egypte manifeste, à l’évidence, une tendance à s’affranchir de cette double contrainte, et à reprendre aux Saoudiens ce que Moubarak leur avait concédé… En attendant d’avoir retrouvé des arrangements viables entre l’Arabie saoudite, à la direction vieillissante, et l’Egypte, libéré de Husni Moubarak, les deux pays se retrouveront forcément en compétition sur de nombreuses scènes. Cela ne sert naturellement pas la stabilité des systèmes politiques en place, ni celle de la région de manière plus générale.