Par Fadi Assaf. Publié le 08 août 2006 dans Le Figaro.
La guerre entre le Hezbollah et Israël souligne à nouveau le risque de la déconstruction de l’Etat libanais dans sa nouvelle mouture, celle du Grand Liban imaginé par la puissance mandataire en partance. Une remise en question de l’Etat qui passerait par l’effondrement de l’Etat nation qui a fédéré tant bien que mal les différentes communautés et ethnies libanaises au cours de plusieurs décennies, avec le risque de voir s’installer un Etat défaillant sur les côtes orientales de la Méditerranée. La crise actuelle, avec ses ramifications régionales et aussi globales, et sa dimension religieuse et confessionnelle, est un nouvel épisode de l’histoire récente et particulièrement mouvementée du Liban. Une histoire qui, dans ses périodes sombres, a elle-même encouragé cette remise en question perpétuelle par les Libanais de leur appartenance nationale. Enfermés dans leur logique communautariste et tiraillés par des aspirations parfois contradictoires, les Libanais ont souvent choisi de voir ce qui les séparait et non ce qu’ils partageaient ensemble. Ils ont refusé systématiquement de faire l’effort d’une lecture commune de leur histoire.
Le Hezbollah, à qui l’agression israélienne a permis de reconquérir une assise politique chiite et nationale, emprunte aujourd’hui une voie contestataire qu’ont empruntée avant lui les deux autres communautés nationales à chaque fois que ces communautés, les maronites et les sunnites, voyaient leurs prérogatives politiques et leurs particularités socioculturelles menacées. Comme les communautés maronite et sunnite avant elle, la communauté chiite a regardé au-delà de la frontière nationale pour rechercher des leviers exploitables face à ses compatriotes, jusqu’à la collusion totale avec l’étranger au détriment parfois du projet de nation libanaise.
L’histoire des communautés sociopolitiques libanaises nous apprend que les seules périodes de stabilité que le Liban a pu connaître au cours des dernières décennies étaient celles que garantissait un réel équilibre entre les différentes composantes libanaises. En effet, à chaque fois qu’une des principales composantes sociopolitiques libanaises était marginalisée par le fait d’une alliance entre les deux autres, cela déstabilisait l’ensemble de l’édifice national. Le pacte de 1943, qui découle d’une entente entre maronites et sunnites, négligeait la communauté chiite qui se remettait à peine d’une marginalisation systématique sous le joug ottoman, et préparait le terrain à une contestation chiite qui s’est affirmée très progressivement depuis. Plus tard, en 1989, les accords de Taëf sont venus institutionnaliser la redistribution entre sunnites et chiites de l’héritage récupéré sur la dépouille du maronitisme politique. Ils sont porteurs en soi des germes d’une déstabilisation sérieuse de l’édifice national.
La résolution 1559 de l’ONU, une traduction internationale des accords de Taëf dans certains de leurs aspects notamment ceux relatifs au désarmement de toutes les milices, est perçue par la communauté chiite libanaise comme hostile car elle remet en question ses droits acquis par le sang face à Israël et arrachés non sans labeur aux chrétiens et sunnites. Pour les chiites libanais, auréolés par l’émergence inespérée en Irak du premier Etat arabe dirigé par les chiites après l’avènement de la République islamique chiite d’Iran, il s’agit de poursuivre la consolidation de leurs positions au Liban, face aussi bien aux maronites qu’aux sunnites.
Le conflit actuel porte un coup dur à l’appareil militaire du Hezbollah. Mais, quelle que soit l’issue de la guerre sur le terrain, la survie politique du mouvement chiite est assurée, non pas grâce aux seuls exploits militaires très ponctuels, mais surtout grâce à la transformation du conflit latent et sournois qui opposait, au Liban depuis des décennies, les deux branches de l’islam en conflit ouvert.
L’engagement du Hezbollah contre l’armée israélienne offrira au mouvement un prestige au sein des populations arabo-musulmanes, y compris parmi les populations sunnites, et ce, malgré les fatwas maladroites d’ulémas saoudiens interdisant de soutenir le mouvement chiite. Cette guerre, par définition asymétrique, entre l’armée israélienne et la résistance islamique aurait permis des réalisations autrefois impensables pour les populations arabes.
Si le timing est iranien, l’aventure dans laquelle s’est engagé le Hezbollah avec les encouragements des Syriens, est devenue rapidement une affaire nationale libanaise, panarabe et islamique. Le mouvement chiite trouvera son compte dans cette transformation inespérée d’une action audacieuse commanditée vraisemblablement par les Iraniens et les Syriens, en une affaire qui lui procure des sympathies inattendues ; au Liban, où le Hezbollah est allié objectivement avec le leader chrétien incontesté, le général Michel Aoun, et où les couches sunnites les plus défavorisées commencent à le soutenir ; dans le monde arabo-musulman où son chef chiite et pro-iranien cheikh Hassan Nasrallah menace par son audace et sa ténacité de détrôner un certain Nasser dans les coeurs et les esprits des populations.
Pour Hassan Nasrallah, sa relégitimation interne et arabe ne peut que renforcer ses actions revendicatives à l’intérieur du Liban, face notamment aux sunnites. Avantagés démographiquement aussi, les chiites pourraient, à chaud, chercher à provoquer une redéfinition des rapports qui lient entre elles depuis les accords de 1989 les différentes communautés libanaises, en faisant adhérer à leur vision la communauté maronite. Les maronites, en perte de vitesse continue, surtout depuis le début des années 80, auraient du mal à résister à la tentation de réviser la Constitution dans l’espoir d’y trouver des garanties à leur survie politique, voire à leur survie tout court et à celle de «l’exception libanaise» qui garantit aux chrétiens dans cette partie du monde les mêmes droits qu’à leurs compatriotes musulmans.
Pour le projet d’Etat nation au Liban, la révision des accords de Taëf en vue de jeter les véritables bases d’une coexistence sociopolitique viable entre les trois communautés libanaises, devenues toutes trois minoritaires dans le contexte actuel, pourrait être le résultat inattendu de la guerre actuelle entre le Hezbollah et Israël. En somme, déconstruire pour mieux reconstruire…
* Analyste, Centre d’Etudes et de Recherches Stratégiques (www.cerges.com)